Ton roman feuilleton du mois de décembre

Envoi du premier décembre : 

Amsterdam, 23 décembre, fin de journée 

Héloïse a pris sa journée. 

Pas besoin de courir pour aller à l’aéroport, elle peut prendre le temps de faire sa valise. Son avion ne décolle qu’à 20h. Elle a le temps d’arriver, de s’enregistrer et de passer la sécurité sans stress – si elle n’oublie pas de retirer sa bouteille du sac avant. 

Elle n’aime pas trop prendre l’avion ; ce n’est pas le vol en lui-même qui l’angoisse, mais plutôt la peur d’oublier quelque chose, d’arriver en retard, de rater son embarquement…

Elle se félicite de son organisation. 

Enfin les vacances…

Elle a mis un message d’absence pour les mails. Une pause bien méritée ! Elle est heureuse de retrouver sa famille qu’elle ne voit pas si souvent vu les 1 250 kilomètres qui les séparent… 

Bien sûr, elle a dû courir pour trouver des cadeaux qui feraient plaisir à tout le monde et rentreraient dans sa valise. Elle n’est pas sûre d’avoir réussi pour le premier critère, mais elle se dit que le plus important est de passer du temps ensemble (et que sa valise puisse fermer !).

Elle aime vraiment Noël. Certes, c’est moins drôle quand on est adulte et qu’on doit organiser, mais il y a quelque chose de magique avec les lumières, les bons repas, la joie dans l’air… Ses neveux et nièces ont l’âge parfait pour croire à un vieux barbu qui passe par la cheminée pour les gâter. Et ses parents prennent quand même la plus grosse part de la charge mentale et logistique. Ça va être chouette… Elle a vraiment hâte d’y être !

Schiphol airport, 18h

Il fait déjà nuit et le temps est à l’orage mais rien ne peut entacher la bonne humeur d’Héloïse. Le terminal est illuminé par les décorations de Noël, ça lui donne envie de danser.

Elle récupère un sandwich à Albert Heijn To Go1. Elle ne peut s’empêcher de penser que demain matin, ce sera du vrai pain qu’elle pourra manger au petit déjeuner. Sa maman ira sûrement à la boulangerie aux aurores pour offrir une baguette fraîche à sa chère fille expatriée. Quinze ans en terres bataves et Héloïse se fait ses tartines au pain carré néerlandais sans ciller, mais le pain français est le premier plaisir du retour à la maison !
L’enregistrement et le passage de la sécurité se font sans difficulté. Héloïse a le temps de rejoindre son terminal d’embarquement. 

Elle passe par les boutiques du duty free et une vitrine remplie de délicieux chocolats emballés dans des papiers brillants et colorés attire son regard. Et si elle ramenait quelques douceurs pour le repas du réveillon ? 

Non, ses parents ont probablement déjà prévu trois fois trop et sa tante va râler si on lui donne des chocolats industriels. 

N’empêche, Héloïse sourit en imaginant déjà les grogneries de tante Agathe.

Demain, c’est Noël et d’ici quelques heures elle sera dans cette maison où elle a grandi, avec le poêle allumé et l’ombre de ses chères montagnes à la fenêtre. 

Ce petit refuge de vieilles pierres avec son toit rouge et ses volets qui grincent au vent, le sol carrelé qui oblige à porter des chaussons. Et puis, le sapin de Noël, toujours choisi un peu trop grand par son père, qui engloutit la moitié du salon et qu’on fait chanceler régulièrement en passant trop vite… Heureusement, les décorations sont toujours celles que ses parents avaient achetées dans son enfance, celles qui ne cassent pas. S’y mêlent aussi les productions de leurs jeunes années : le père Noël en rouleau de papier toilette, l’ange en pâte à sel, l’étoile décorée de paillettes (paillettes qu’on retrouve encore des semaines après sous les chaussons)… 

Et Héloïse imagine déjà toutes les bonnes odeurs s’échappant de la cuisine des années 80. Cette pièce chère à son cœur avec ses placards en bois vieilli. À l’heure actuelle, les plats et douceurs doivent être en train d’y naître. Héloïse a toujours été étonnée de la capacité de sa mère de mener plusieurs recettes de front, la plupart de tête, dans ce qui paraît un grand bazar. Petite, elle se faufilait pour aller toucher, sentir et goûter… Ce qui ne manquait pas de faire râler sa maman. Aujourd’hui, elle aime simplement se mettre sous ses ordres et faire partie de la magie même si elle n’est toujours pas capable de retenir une recette. 

Et puis, trouver refuge dans sa chambre de jeune fille, les combles aménagés, les poutres apparentes et le velux d’où elle peut voir le ciel allongée sur son lit. Et les étoiles qui lui sourient, gardiennes silencieuses des secrets de son enfance et des rêves de ses nuits passées sous leur douce lumière.

Et bien sûr, retrouver son frère, leur complicité malgré les années et la distance. Taquiner ensemble leur père, se raconter leurs vies, bien différentes aujourd’hui mais dans lesquelles on retrouve des clins d’œil à leur passé commun. Se faire interrompre par les enfants qui sautent partout et qu’on envoie chercher du bois quand on veut cinq minutes de calme… Vivre tous ensemble à nouveau pour quelques jours, se dire que ça fait trop de bruit, mais du bruit joyeux. Se coucher bien trop tard, à refaire le monde comme à l’adolescence. Discuter aussi avec sa belle-sœur qui, bien que discrète et méfiante au début de leur relation, a su se faire une place dans la famille et dans le cœur d’Héloïse. Et les enfants, les trois tornades qui grandissent tellement plus vite quand on ne les voit que deux fois par an…

Héloïse y est déjà alors qu’elle prend place sur un siège pour attendre l’affichage de la porte d’embarquement. 

Quand soudain :
« Mesdames et messieurs, votre attention s’il vous plaît, en raison d’une combinaison de fortes rafales de vent, de pluie et d’une mauvaise visibilité, nous devons suspendre dès à présent et pour vingt-quatre heures le trafic aérien. La tempête ne fait qu’arriver sur notre territoire et les conditions sont déjà plus mauvaises qu’anticipées. Aucun avion ne peut atterrir ou décoller pour le moment sans mettre en danger la sécurité des passagers. Nous vous prions de… »
En néerlandais. En anglais. En français. Sans discontinuer et sans oublier aucune langue européenne.

Envoi du 2 décembre : 

Attends, quoi, pas d’avion ? Pas avant demain ? Comment est-ce possible ? 

Héloïse ne comprend pas. Une agitation se propage dans le terminal. Les messages à répétition le confirment encore et encore : impossible de voler vers son Noël familial.
Héloïse est abattue et n’arrive pas à penser à autre chose que « Mais c’est pas possible ! »

Pourtant, un Noël bloquée à l’aéroport, avec pour seule compagnie un sandwich industriel au pain de mie, ça devrait la faire réagir…

C’est à ce moment qu’une femme dans la soixantaine, cheveux courts et tendance dynamique (le genre à faire du yoga avant même le petit déjeuner et à monter un meuble Ikea sans consulter la notice), la sort de son hébètement : 

« Vous deviez aussi aller à Toulouse, non ? 

— Oui, comment vous le savez ? réagit Héloïse surprise.

— Je sais reconnaître une française quand j’en vois une ! L’expérience, jeune fille ! » Le français est parfait mais avec un accent néerlandais prononcé. Et les propos sont accompagnés d’un haussement d’épaules. 

Et avant qu’Héloïse ait pu réagir (en quoi a-t-elle l’air française ? Son mètre soixante-deux, peut-être ? Parfaitement dans la moyenne en France, mais petite pour une Néerlandaise. Ou alors parce qu’elle est blanche, brune avec un carré court et des yeux noisette… On lui a déjà dit qu’elle ressemblait un peu à Audrey Tautou, mais est-ce suffisant pour la cataloguer ?), la dame continue : 

« Je m’appelle Tineke, et voyez-vous, mon fils a épousé une française et vit heureux avec elle dans la ville rose. Tout ce bonheur conjugal m’a fait grand-mère, mais à 1 200 kilomètres de chez moi. Pas toujours pratique, je vous assure ! Et comme leur deuxième héritier est né il y a six semaines, je n’ai pas encore eu l’occasion de le rencontrer donc autant vous dire que je suis très frustrée d’être privée de Noël en famille par un coup de vent ! » 

Héloïse partage sa frustration mais ne voit pas trop pourquoi cette femme lui déballe tout cela. Le flot de paroles ne lui permet pas de former une réponse à ce monologue qui continue :
« Je suis plus têtue qu’une tempête… j’ai une idée ! Mon automobile est au parking P3 où elle devait se reposer tranquillement en me coûtant une fortune en frais de stationnement… Je me blâmais un peu de ma fainéantise qui m’a poussée à venir en voiture plutôt qu’en transports en commun mais j’ai bien fait : je pense qu’elle peut nous emmener à Toulouse. Je suis trop vieille pour faire quinze heures de route toute seule, en grande partie dans la nuit, mais si vous voulez vous joindre à moi, je vous emmène et vous serez en France pour le réveillon. Vous avez le permis ? »

Héloïse sous le tourbillon de tout ce qu’elle vient d’entendre en si peu de temps, se retrouve simplement à répondre en néerlandais (avec son petit accent à elle qui sonne cocorico) qu’elle a le permis et qu’elle parle néerlandais aussi…
« Bien, vous êtes parfaite mademoiselle ! Je vous embarque à bord de mon carrosse ? »

Héloïse hésite un instant. Accepter de passer quinze heures dans une voiture avec une inconnue est un peu fou…

Ça serait un long voyage, d’autant qu’elle ne dort que couchée. Et pas sûre que ce soit calme avec une covoitureuse si bavarde. Cette Tineke a l’air d’être un sacré personnage… Ça pourrait être drôle à défaut d’être reposant ! 

Et puis, partager une voiture avec une inconnue pendant quinze heures… Si ça, ce n’est pas l’esprit de Noël, qu’est-ce que c’est ?

Mais surtout, le réveillon dans la maison de son enfance, entourée de toute sa famille lui semble à nouveau accessible ! 

Tineke se met à chercher d’autres voyageurs potentiels et revient accompagnée d’un homme que les magazines féminins qualifieraient sans doute de « dans la force de l’âge », impossible de savoir s’il s’approche plus des 40 ou des 30 ans. Il est de taille moyenne (en tout cas pour les standards d’Héloïse), ni très maigre, ni particulièrement gros ou musclé. Sa peau blanche fait ressortir un regard intense dont Héloïse n’arrivait pas à cerner la couleur. Bleus, gris, vert foncé ? Elle n’en est pas sûre, mais il est évident que cet homme porte une attention particulière à son apparence. Ceinture et chaussures en cuir cognac, jean bleu foncé bien coupé, chemise bleu pâle aux motifs géométriques subtilement originaux, et une veste en velours bleu nuit. Le tout compose un ensemble presque intimidant. Des cheveux raides coupés assez courts, coiffés vers l’arrière mais dont une petite mèche a l’air de se rebeller à la naissance du front, une barbe naissant, un visage où tout semble bien proportionné, mais qui paraît assez austère – probablement car on n’y distingue pour le moment aucune trace d’ouverture ou de sourire…
Bel homme, se dit Héloïse, mais un air hautain. 

« Edward, voici Héloïse avec qui nous allons aussi faire la route. Héloïse, Edward ». Et d’ajouter en néerlandais un peu à part « Il a l’air un peu coincé, mais qui sait, peut-être qu’il se réchauffera pendant le voyage. Et au moins, il sait conduire.»

Parking P3 de l’aéroport Amsterdam Schiphol, 20h environ

Ça a pris un peu de temps de récupérer les valises puis d’arriver jusqu’à la voiture mais ils y sont !

Une vieille Mercedes break bleue qui a l’air d’avoir déjà bien supporté sa propriétaire. Edward fronce légèrement le nez en la découvrant : craint-il que la vieille guimbarde ne les lâche en route ? 

Une fois installés dans la voiture, Tineke au volant lance d’un air joyeux : 

« Alors, on va passer un paquet d’heures ensemble, qui êtes-vous ? 

— Que voulez-vous savoir ? répond directement Edward d’une voix grave.

— Je ne sais pas, moi… D’où vous venez, ce que vous faites aux Pays-Bas, ce que vous faites dans la vie, ce que vous aimez… Les choses habituelles quand on rencontre des inconnus, non ? »

Tineke tourne un instant la tête vers Héloïse comme pour obtenir son soutien. Edward se raidit visiblement dans son siège avant de répondre :

« Je suis britannique, anglais, aux Pays-Bas car je travaille pour une grande entreprise dont le siège social européen est à Amsterdam.  

— Oh mais vous parlez très bien français ! » 

Le ton enthousiaste de Tineke contraste avec celui d’Edward.

« J’ai fait ma scolarité en Suisse, en grande partie en français.

— Mais alors, qui allez-vous retrouver dans le sud-ouest de la France pour Noël ? 

— Je n’aime pas Noël, je ne le fête pas, je vais skier dans les Pyrénées.

— Oh mais votre famille n’est pas triste de ne pas vous voir pour les fêtes ?

— Tineke, je comprends que votre curiosité a pour but de me mettre à l’aise… Mais pour parler de mes goûts, j’abhorre le small talk, je n’en vois pas l’intérêt et je n’ai aucune envie non plus que mes relations avec ma famille deviennent un sujet de conversation avec des inconnus. »

Héloïse remarque le mouvement d’épaules agacé de Tineke et espère qu’elle ne va pas se permettre de la prendre à témoin en néerlandais. Mais non, elle y va franchement, c’est en français qu’elle commente : « La route va être longue si on ne peut même pas discuter ! »

Edward ne prend pas la peine de répondre et détourne la tête. L’ambiance dans la voiture semble se refroidir d’un coup. Héloïse commence sérieusement à se dire que le voyage va être long… Elle est loin encore de la chaleur du poêle et de sa famille !  

Mais elle ne peut s’empêcher d’être intriguée par ce Britannique au français parfait. Pourquoi une éducation en Suisse ? Ses parents étaient-ils expatriés ? Va-t-il vraiment skier tout seul ? Sa famille, qu’il semble éviter pour les fêtes, habite-t-elle dans un cottage au milieu de la campagne anglaise ?

Héloïse laisse son imagination vagabonder, l’esprit de Noël lui monte sûrement à la tête. Elle imagine l’atmosphère so british peinte dans The Holiday, le film avec Cameron Diaz, ou peut-être le cottage de Raison et Sentiments de Jane Austen… 

Pourtant, elle respecte la volonté d’Edward de garder ses distances et admire même son courage d’avoir osé mettre ses limites si clairement. Mais elle n’a pas particulièrement envie d’en débattre avec leur conductrice. 

Envoi du 3 décembre : 

Heureusement, Tineke a une autre source de curiosité : 

« Et vous, Héloïse, vous souhaitez aussi ne rien partager et faire un long voyage nocturne en silence ?

— Non, répond Héloïse avec un petit rire nerveux, je veux bien parler un peu de moi, même si je doute que ce soit très intéressant. Je suis française, de Saint-Lizier, un petit village au pied des Pyrénées. Après ma licence en Lettres, j’ai eu envie d’une pause dans mes études et de voir du pays et j’ai trouvé un job d’au pair à Amsterdam. C’était il y a 15 ans. Je suis venue pour un an. Puis j’ai rencontré lors d’un café des langues un Brésilien installé à Amsterdam, je suis tombée amoureuse de l’homme et de la ville. Je suis restée. Pour la relation humaine, ça n’a pas fonctionné longtemps mais celle avec Amsterdam dure encore. J’aime tellement cette ville ! J’ai voulu m’y installer, j’ai trouvé un boulot en service client d’une boîte de luxe, j’y travaille encore aujourd’hui, sauf que maintenant, je manage le service. Mon boulot n’est pas ma passion mais j’aime beaucoup ma vie néerlandaise et les personnes qui en font partie. Je suis contente de rentrer plusieurs fois par an au pied de mes montagnes et particulièrement pour Noël. Et vous, Tineke, donc vous allez chez votre fils ? Et comment êtes-vous arrivée à ce niveau de français ?

— Oh, ma grande, peut-être qu’on peut déjà se tutoyer… J’ai appris le français à l’école, à l’époque, c’était la première langue étrangère qu’on parlait. Et puis, ce n’est pas très original pour une Hollandaise mais la France, c’était le pays des vacances… Ensuite, j’ai été guide touristique et je n’ai jamais eu peur de parler, j’aime les langues et le français est resté ma langue étrangère préférée. J’ai beaucoup voyagé, j’ai vécu dans plein de pays mais j’avoue que pour ma retraite, j’ai préféré revenir chez moi. Je sais, les vieux, ils ont plutôt tendance à aller finir leurs jours en Espagne ou en Dordogne mais moi, le plat pays me manquait. Je ne vis pas à Amsterdam car je voulais un petit jardin et une chambre d’amis mais je ne suis pas si loin et j’aime tout ce que ce pays et la capitale en particulier peuvent offrir… Je râle seulement pour le climat ! Mon fils aussi a eu besoin d’aller voir ailleurs.  Maintenant, il est installé à Toulouse avec sa femme et ses deux enfants. Il a ouvert une sandwicherie… 

— Mais il vend des boterhammen2 aux Toulousains ? dit Héloïse en souriant – elle a du mal à imaginer comment les Français aimeraient ces sandwiches néerlandais basiques ! 

— Ah non, Dieu l’en préserve, il a pris ses idées de gastronomie du côté de son père, mon ex-mari, qui est italien. Mon fils vend ce que les français appellent des panini – vous savez que ça veut juste dire pains au pluriel en italien ? Entre nous, c’est vraiment n’importe quoi de les appeler panini, surtout que les Français disent aussi ça au singulier alors qu’un pain, c’est panino ! » 

À l’arrière, Edward a sorti son ordinateur. Héloïse avait pensé qu’il lui laissait la place à l’avant par courtoisie, mais peut-être voulait-il simplement préserver sa tranquillité. Cela dit, on dirait qu’il leur lance des regards de temps en temps. Il ne veut pas raconter sa vie mais peut-être est-il curieux de celle des autres…

Faire la conversation à Tineke ne gêne pas Héloïse. Elle a d’abord eu peur que ça empêche la conductrice de se concentrer sur la route qui est difficile avec la tempête… Mais cette dernière lui a dit qu’au contraire, parler lui permettait de ne pas s’assoupir.

Leur conductrice a des avis tranchés sur beaucoup de sujets et surtout aucune retenue pour les exprimer de façon péremptoire, mais elle a aussi une ouverture d’esprit et une culture générale qui rendent la discussion agréable.

Héloïse sourit quand elle apprend que Tineke ne fait pas de yoga (que ce soit avant ou après le petit déjeuner) mais du iaidō, un art martial japonais avec un sabre, rien que ça ! 

Elles finissent par trouver un sujet de conversation qui les anime toutes les deux, une passion commune pour le théâtre. Même si Tineke pratique alors qu’Héloïse se contente de regarder. Cette dernière adore se plonger dans un monde, dans une histoire, le temps d’une soirée. Et même si ce n’est pas du tout dans la façon d’être de la plupart des néerlandais, elle y voit aussi l’occasion de se parer d’une jolie robe, de se maquiller, de se préparer avec soin pour une soirée spéciale. Aller au théâtre, c’est sortir de son quotidien, par la pièce mais aussi simplement par le fait d’y consacrer sa soirée. 

Quelque part sur l’autoroute belge, 22h environ

Ils avancent plus lentement que prévu à cause de la météo. La pluie et le vent réduisent considérablement la visibilité, obligeant à rouler moins vite. Edward sort finalement de son silence pour discuter de la route à prendre. Ils ont le choix entre passer par Gand ou par Bruxelles.

Tineke ne semble pas familière avec l’utilisation du GPS. Elle dit qu’elle est toujours passée par Bruxelles pour aller en France en voiture. Mais elle n’est pas butée sur la question et Edward se lance dans une étude comparative des différentes applications GPS. D’après lui, finalement, c’est souvent Google Maps qui est le plus près de la réalité. Il semble que passer par Gand et Lille soit plus rapide aujourd’hui.

Tineke s’étonne : « Mais vous avez Internet sur votre ordinateur dans ma voiture ? » et c’est Héloïse qui s’empresse de lui expliquer le principe de partage des données depuis un smartphone. 

C’est étrange cette impulsion qu’elle ressent de vouloir protéger leur covoitureur anglais des discussions avec leur aînée néerlandaise. Ce n’est pas qu’elle le trouve particulièrement sympathique, mais l’animosité qu’elle perçoit la pousse à tenter d’arrondir les angles…

Tineke ne mâche pas ses mots, elle a ce trait qu’on reproche souvent aux Néerlandais : dire ce qu’ils pensent sans se soucier de ce que peut ressentir leur interlocuteur. Avec le temps, Héloïse s’est habituée à la franchise de nombreux Bataves. Elle trouve ça même assez pratique dans le cadre du boulot, d’autant que la culture nationale est aussi à la recherche de compromis une fois que chacun et chacune a exposé son point de vue.
Chez Tineke, cependant, il semble y avoir un jeu aussi à faire de la provocation, pour le plaisir de discuter, pour titiller, faire réagir. Et Héloïse sent que cela irrite Edward, ou peut-être est-il mal à l’aise… C’est pourquoi elle a cette tendance à intervenir. Elle s’inquiète un peu de ses possibles réactions. 

Elle se dit que c’est probablement pour maintenir une ambiance agréable, étant donné qu’ils vont passer tant d’heures ensemble dans un espace restreint… Mais ça l’énerve aussi de se sentir obligée de jouer les casques bleus, comme s’il ne s’agissait pas d’adultes qui pourraient se débrouiller eux-mêmes pour communiquer comme ils l’entendent ! 

Envoi 4 décembre :

Dernièrement, peut-être est-ce la crise de la quarantaine, elle a beaucoup réfléchi aux normes sociales et aux poids que la société impose aux femmes. Et le rôle de pacificatrice qu’elle a tendance à prendre si souvent, c’est une belle qualité mais c’est aussi une charge. Un fardeau qui repose sans doute pour beaucoup sur une norme de genre implicite ! Les femmes sont souvent attendues pour arrondir les angles et maintenir la paix sociale, même si cela implique de s’effacer ou de porter un fardeau émotionnel supplémentaire…

Est-ce la fatigue, la nervosité du changement de plan ? Héloïse sent qu’une partie de sa joie et son excitation du début de journée se sont envolées pour laisser la place à un agacement qui a l’air de refaire surface à la moindre contrariété… 

Elle se sent un peu oppressée dans l’habitacle d’une voiture inconnue, dans la nuit qui est déjà tombée et où ils ne sont éclairés que par les lampadaires jaunes-orangés des autoroutes belges, alors que la tempête fait rage au dehors. 

Ne pourrait-elle pas simplement se concentrer sur cette fête qu’elle adore ? Ça va prendre un peu plus de temps que prévu mais bientôt, elle sera à La Maison pour Noël. 

Si « chez elle », c’est son appartement amstellodamois, La Maison avec les majuscules, ça reste là-bas, auprès de ses montagnes et de sa famille.  

Mais ses pensées ne peuvent s’empêcher de vagabonder. 

Elle se dit aussi que depuis qu’elle a ouvert les yeux sur le système patriarcal, le sexisme et donc le féminisme, elle est parfois un peu nostalgique de la légèreté d’avant, celle où elle n’analysait pas les rouages de leur société avec le système de privilège et de domination. Bien sûr, elle ne regrette pas de mieux comprendre le monde tel qu’il est et de tenter d’œuvrer pour elle-même et pour les autres pour qu’il soit plus beau mais parfois la colère que cela charrie est pesante. 

Heureusement, Tineke coupe court aux pensées d’Héloïse. Elle ne peut pas rester silencieuse longtemps. Depuis que la route a été choisie, Edward est retourné à son silence. Héloïse et Tineke parlent de ce qu’elles aiment à Noël. 

Aussi sarcastique et critique que soit la jeune retraitée en général, il semble que l’idée de passer Noël entourée de ses petits enfants la fait plutôt retomber dans la naïveté joyeuse de l’enfance où les lumières dans le sapin donnent des étoiles dans les yeux.  

Héloïse partage aussi cet enthousiasme un peu naïf pour Noël. 

Elle aime l’atmosphère chaleureuse. 

Elle aime retrouver tous les ans les mêmes traditions, l’odeur résineuse du sapin… Et celle des sablés dorés au four, avec beaucoup trop de beurre, qui embaument toute la maison.

Elle aime que ce soit au milieu des jours les plus sombres, un moment pour se retrouver, pour ralentir, pour regarder des films, en mangeant des papillotes, emmitouflée sous les plaids qui exhalent des effluves du poêle.

Elle aime cuisiner à plusieurs mains dans une pièce surchauffée par le four, la gazinière et la présence des humains. 

Elle aime que le parfum de la cannelle, l’amertume de l’orange confite et la saveur sucrée du marron glacé lui donnent l’impression de câlins familiers, si propres à la fin du mois de décembre. 

Elle aime se disputer la salle de bain avec son frère parce qu’ils sont à la bourre pour se faire beaux avant d’enchaîner sur l’apéro. 

Elle aime, année après année, s’asseoir à table pendant des heures avec sa famille. Bien sûr, il y a parfois des tensions, des réflexions qui la font réagir, mais il y a aussi l’amour qui s’exprime si bien dans ce partage de temps, de rires, d’anecdotes et de regards. Tout cela en se remplissant le ventre et le cœur avec les plats traditionnels de sa famille à Noël : le foie gras accompagné de pain d’épices, le chapon farci et sa farandole de pommes duchesse, le plateau de fromages qui tranche avec son gouda quotidien, et la bûche aux trois chocolats, dont la recette et la décoration sont restées inchangées depuis son enfance…

Elle aime observer l’ébahissement dans les yeux des enfants qui ont tout le cœur à croire que tout est possible et qui s’extasient devant une montagne de cadeaux. 

Elle aime les lumières dans les rues et les vitrines pleines de couleurs. 

Et même, elle aime Mariah Carey en tenue rouge à moumoute et toutes les autres chansons entêtantes qui font tintinnabuler des clochettes !

Oh oui, Noël lui réchauffe le cœur. Sa famille n’est pas parfaite, mais elle est là, aimante, chaleureuse, sécurisante et c’est un vrai plaisir que de se retrouver pour célébrer ce qui les unit… C’est quelque chose qui lui paraît immuable, tous les ans, partager la bûche et attendre minuit pour se crier « joyeux Noël ! » en essayant de ne pas réveiller les enfants quand c’est l’heure de mettre sous l’arbre les présents qu’ils voudront ouvrir bien trop tôt en pyjama le lendemain matin. 

Mais Tineke ne peut s’empêcher d’aller asticoter leur covoitureur silencieux : 

« Et vous Edward, qu’est-ce que vous trouvez donc de si horrible à Noël ?

— Vous voulez vraiment mon opinion ? Je trouve que c’est kitsch et plein d’hypocrisie. C’est l’obligation d’offrir des trucs qui font plus de déçus que d’heureux. C’est une pression pour être en famille même lorsque les relations sont tendues, mais puisqu’il s’agit de Noël, il faut afficher un sourire de circonstance et rester courtois. Alors qu’une fois quelques verres de vin au compteur, il y a toujours un oncle lourd pour ouvrir le sujet tabou qui va déchirer les opinions. On parle d’amour, de paix et de générosité mais il faut aller dans les grands magasins quelques jours avant Noël, on célèbre surtout l’hyperconsommation, l’intolérance, l’égoïsme et le matérialisme. Et puis, la musique de Noël en boucle, les lumières et les décorations, comme pour nous forcer à être gais artificiellement alors qu’on devrait plutôt faire comme les animaux qui hibernent, au lieu de courir comme des fous au milieu de cette surcharge sensorielle et émotionnelle.
Je m’épargne donc une obligation sociale que j’exècre, et je suis sûr que beaucoup de gens aimeraient faire comme moi !

— Je vois que j’ai réveillé le Grinch ! rit Tineke. Vous avez l’art d’enguirlander Noël, ce qui est plutôt à propos finalement, non ? » 

Edward ne prend même pas la peine de répondre à ce trait d’humour. Héloïse ne peut s’empêcher de penser qu’il doit ressembler à cet instant à la reine Victoria quand elle a sorti son « we are not amused »3 ; il ne souhaite pas s’abaisser à un niveau qu’il trouve probablement indigne. 

Mais il peut penser ce qu’il veut, Noël est trop précieux pour elle… Et si elle traverse aujourd’hui trois pays pour se rendre auprès des siens, c’est pour la joie que ça lui apporte. Et elle a aussi le droit de s’offrir l’enthousiasme et l’excitation par anticipation !

Envoi du 5 décembre :

Aire de Wancourt (peu après Lille), 23h30 

Après avoir dépassé Lille et parcouru trois heures sous la pluie et le vent, il est temps de s’arrêter, faire une pause et changer de conducteur. 

L’aire de repos est presque déserte, baignée dans la lumière blafarde des lampadaires. Quelques camions sont garés plus loin, leurs conducteurs probablement endormis dans leurs cabines. L’air est froid et humide, et la pluie donne un halo irréel aux rares sources lumineuses. 

C’est dans ce décor un peu lugubre qu’un homme, qui attendait sous le auvent de la station-service, vient les aborder. 

Il est grand, plutôt mince. Il a des boucles blondes qui lui tombent sur les yeux et dans le cou, des yeux bleus clairs qui ressortent dans le faible éclairage de nuit et un sourire à faire fondre la banquise. Il fait un peu surfeur californien, en moins musclé et bronzé quand même, sa peau est très pâle… Peut-être plutôt un ange des peintres italiens qui a grandi et s’est élancé. Il porte des bottes en caoutchouc roses sur un jean amé aux genoux, et un grand sac de randonnée parsemé d’écussons colorés. Il doit avoir entre vingt et trente ans.

Il a l’air de planer au-dessus du monde. Il dégage une forme de paix, de sérénité. Comme si ce n’était pas étrange d’être là, sur une aire d’autoroute, juste avant Noël dans la nuit froide et humide de fin décembre et d’approcher les gens avec un grand sourire en étendard. 

L’homme les salue d’un geste de la main, son sourire s’élargissant encore. 

« Bonsoir ! Désolé de vous déranger, mais je me demandais si par hasard, vous ne seriez pas en route vers Paris ou le sud-ouest de la France ?

—Oui, effectivement ! Répond Tineke sans appréhension. On va jusqu’à Toulouse. Vous voulez faire un bout de chemin avec nous ? »

Héloïse lance un regard inquiet à Edward, surprise par la proposition sans hésitation de Tineke. Edward, quant à lui, fronce les sourcils.

L’étrangeté de la situation n’échappe pas à Héloïse. Ajouter à leur épopée un passager trouvé en pleine nuit sur une aire d’autoroute glauque… Cela fait ressembler leur histoire encore davantage au début d’un téléfilm américain de Noël… ou à celui d’un film d’horreur !

Alban, puisque c’est ainsi qu’il s’appelle, vient de Calais et souhaite aller à Villeréal, dans le Lot-et-Garonne. Il est parti en début d’après-midi de chez lui en stop mais il est depuis plusieurs heures coincé sur cette aire d’autoroute où la nuit semble faire peur à tous les automobilistes de passage qui ne l’ont même pas laissé expliquer son histoire. Il est donc un peu surpris de la rapidité avec laquelle Tineke accepte de l’embarquer.
Mais Tineke a voyagé dans toute l’Europe en stop dans sa jeunesse et y voit une parfaite occasion de rendre ce qu’on a pu lui donner. 

En tout cas, c’est ce qu’elle dit ! Il est possible aussi qu’elle ait vu l’opportunité d’une nouvelle personne pour discuter… Ce jeune homme semble bien plus avenant et chaleureux que l’Anglais anti-Noël. Et clairement, il a la beauté pour lui, c’est très difficile de ne pas se perdre dans les traits parfaits de son visage et si on en réchappe, on finit happé par l’immensité du bleu de ses yeux. Héloïse essaie de se rappeler ce qu’elle a lu sur le beauty privilege ; on a tendance à accorder davantage de crédit et d’affection aux gens beaux…

C’est donc reparti avec un passager de plus. 

Héloïse a pris le volant, Tineke s’est installée à l’arrière avec Alban sans demander son avis à Edward. Ce qui valide l’argument de l’intérêt d’une nouvelle conversation… ou celui du plaisir de regarder !

Héloïse essaie de rester concentrée sur la route mais la conversation d’Alban l’intéresse aussi beaucoup.  

Il a, quand il parle, cet air de planer un peu, comme s’il n’était pas tout à fait concerné par ce qui se passe autour, comme si la vie était sans danger pour lui. L’angelot de la chapelle Sixtine a beau avoir grandi et quitté le plafond, il est encore à voler tout là-haut… Mais il parle aussi avec beaucoup de douceur. 

Il semble dire honnêtement ce qu’il pense et qui il est ; ce qui plaît à Tineke bien sûr, qui doit avoir vraiment besoin de compagnons de jeu pour ses joutes verbales.
Il y a cette remarque faite avec détachement quand il entend les circonstances de leur voyage : « Prendre l’avion entre Amsterdam et Toulouse alors que ça doit être faisable plutôt aisément en train… ». Cela pique Héloïse qui depuis quelque temps ne se sent pas tout à fait à l’aise avec sa conscience écologique quand elle prend l’avion. Le commentaire est fait sans animosité mais simplement comme l’annonce d’une vérité ! Edward ne dit rien – se sent-il concerné lui qui en plus va juste faire du ski ? Le ski, ce n’est pas non plus une activité très écolo. 

Héloïse, elle, commence à vouloir s’expliquer. Mais Tineke l’interrompt d’un ton badin : « Ben, justement, on n’est pas en train de voler là… Et si on avait pris le train, vous auriez peut-être dormi sur cette aire d’autoroute. On peut se tutoyer peut-être ? Et donc c’est pour le réveillon que tu vas à Villeréal ? Tu viens de là-bas ? Et tu n’as pas peur de te retrouver en rade en tentant le stop ? Il y a quand même un risque certain de ne pas arriver à temps pour Noël, non ? »
La mitraillette verbale de Tineke a trouvé une nouvelle cible. Héloïse sourit en remarquant qu’elle propose à tout le monde le tutoiement sauf à Edward. Est-elle impressionnée d’une certaine manière par sa froideur ? Ou veut-elle au contraire lui battre froid ainsi ? 

Alban raconte de manière posée son histoire. Une histoire assez incroyable pourtant ! Il veut donc aller à Villeréal, petite ville du Lot-et-Garonne, car il a trouvé un sac dans sa cour il y a quelques semaines. Un petit sac à dos, beige sali, qui a l’air d’avoir vécu, le genre de sac utilisé pour transporter l’essentiel au quotidien. Dans ce sac, il n’y avait cependant pas de papiers, de porte-monnaie ou de téléphone. Il y avait un paquet de mouchoirs, des petits bonbons, un stylo, des crayons de couleur et un carnet. 

C’est ce carnet qui a le plus intrigué Alban et qui intrigue en ce moment Tineke et Héloïse. Probablement aussi Edward qui parle peu mais qui semble écouter. 

C’est un carnet à dessins, sans doute un carnet de voyage, car dedans on trouve des dessins qui ont l’air de suivre un tour d’Europe. Une danseuse espagnole, une plage de sable. Puis des pigeons sur une place avec des palmiers et des orangers. Un air méditerranéen ? L’Italie peut-être. La glace croquée à la page suivante semble le suggérer. Tineke reconnaît ensuite des capitales d’Europe de l’Est, Prague et son horloge, les termes de Budapest, le dragon de Ljubljana. Il y a aussi des portraits de gens, difficiles à situer. Des détails, des mains, des maisons avec différentes architectures, des fleurs, des plats, un compartiment de train de nuit. Pas de texte mais des ambiances qui font instantanément voyager. Edward demande à voir. Le carnet passe à l’avant. Héloïse aimerait aussi beaucoup regarder. C’est difficile de rester concentrée sur la route toujours mouillée quand il semble y avoir un monde coloré à portée de regard. 

Edward tourne doucement les pages, il reconnaît lui aussi des endroits surtout vers la fin du carnet où l’artiste devait être au Royaume-Uni, son pays à lui. Mais c’est dans une des toutes dernières pages qu’il laisse échapper un « What?!? » de stupeur. 

Envoi 6 décembre :

C’est la première fois depuis le départ qu’il semble sortir de sa réserve et exprime une émotion différente de l’agacement ou du dédain (enfin, de ce que perçoit Héloïse). 

Tineke se penche en avant, les yeux brillants de curiosité, et se lance dans la brèche : « Il y a quelque chose de choquant ? Faites voir !

— Non, rien de choquant en soi. C’est juste très étrange de voir dans un carnet inconnu un endroit que je connais très bien. Ce dessin, c’est Beaulieu Palace House, elle appartient à ma famille depuis toujours. C’est là où habite mon oncle. C’est très bien dessiné. » 

Héloïse a envie d’arrêter la voiture pour pouvoir vraiment regarder ça en détails à son tour. Mais puisqu’ils roulent toujours sur l’autoroute, elle se contente de jeter un rapide coup d’œil… juste avant que Tineke ne chippe la pièce à conviction de la première information un peu personnelle que l’Anglais a bien voulu dévoiler ! (Elle n’a pas hésité à se détacher et à se lever pour s’en emparer).  

Héloïse a tout de même eu le temps d’apercevoir quelques détails…

Bon, donc sa famille, elle ne fête pas Noël dans un joli cottage, le toit en chaume et les pièces un peu trop petites… Non, un manoir, façon noblesse victorienne. Ou peut-on dire que c’est un château ? Il y a des tours imposantes et des fenêtres à meneaux4 ; probablement de grandes cheminées dans des pièces hautes de plafond… Le genre de demeure un peu austère dont regorge la campagne anglaise. Elle aurait tout à fait sa place dans une adaptation de n’importe quel roman de Jane Austen. Un joyau d’architecture entouré de verdure avec des lierres grimpant sur la pierre grise qui doit se colorer de doré quand le soleil britannique daigne se montrer. La famille d’Edward est probablement noble. Ça explique l’éducation en Suisse…

Cette fois, Héloïse compte bien sur Tineke pour poser des questions personnelles et heureusement ça ne manque pas : « C’est là où vous refusez de passer Noël ? Ils n’arrivent pas assez bien à chauffer le château pour que ce soit agréable ? Ou l’environnement de luxe ne compense pas les invités trop guindés pour vous ? » 

Bon, c’est peut-être un peu trop optimiste de penser que le franc-parler de la Néerlandaise puisse permettre d’obtenir plus d’informations… Elle semble plutôt douée pour fermer le mystérieux anglais comme une huître. 

« Je pensais que j’avais été assez clair sur le fait que je n’ai pas envie de me justifier sur ma vie privée et mes choix auprès de vous. »

Ambiance. 

Tineke ne s’en formalise pas et explique simplement à Alban qu’ils covoiturent avec le Grinch qui n’aime pas Noël… 

« Et donc, toi, Noël, tu en penses quoi ? Et tu ne nous as toujours pas expliqué le lien entre ce sac et ce carnet et ton voyage en stop la nuit du 23 décembre ! »

Héloïse regarde en coin dans le rétroviseur central…. Alban sourit – pouf, un autre bout de banquise qui se détache sous la chaleur de ce sourire, pauvres ours polaires… 

Il n’a pas l’air de se sentir menacé par les questions de Tineke, lui. 

Il continue de raconter. Il n’a pas de famille. Enfin, si officiellement, il a une mère. Mais une mère qui n’a jamais pu s’occuper de lui. Il est ce qu’on appelle un enfant de l’aide à l’enfance. Il a grandi entre familles d’accueil et foyers. Il n’était pas adoptable car il avait officiellement une mère. Mais une mère trop défaillante. Ce que la misère et l’addiction abîment… Il ne donne pas de détails, il a l’air détaché. Est-ce de la pudeur de parler de celle qui l’a mis au monde ? Ou juste une carapace pour se protéger ? Héloïse se demande s’il en veut à sa mère, si on peut accepter l’abandon. Comment grandit-on sans un adulte aimant présent ?…
Cette mère, il a voulu croire, comme l’État qui s’occupait de lui, qu’elle pourrait un jour être sa maman. Et cette histoire de Noël, ça faisait souvent mal car tu crois que ça peut être le miracle que Papa Noël t’apporte… 

Mais hors de cet espoir insensé qui teintait de déception la réalité de la vie, Noël, parfois c’était joyeux, parfois c’était triste. Il a reçu des cadeaux, il a eu des partages en famille même si ce n’était pas la sienne. Il y a ce que le département organisait, des fêtes où l’on mangeait plein de sucreries et où le vieil homme en rouge était là.
À l’adolescence, il a boycotté Noël, il était dans un foyer où quelques uns de ses copains étaient musulmans et donc il trouvait une identité de groupe : « je ne suis pas chrétien, ça ne veut rien dire pour moi ».
Aujourd’hui, même si la période le ramène un peu au petit garçon et à son espoir fou que le Père Noël lui offre une vraie maman – c’est fou de se dire que même dans ses rêves il était modeste, il ne demandait pas une famille Ricoré, juste une vraie maman, un truc possible sur le papier puisqu’il y avait bien sa mère qui pouvait revenir le chercher… Aujourd’hui donc, il vit plutôt bien Noël. Il en fait ce qu’il veut, il a la chance d’avoir des amis, de faire partie d’une communauté, et il a pu fêter Noël de plein de façons différentes. Parfois avec des gens qui ont eu encore moins de chance que lui mais avec qui on peut partager de la convivialité, des rires, des histoires. 

Il rejoint un peu Edward à blâmer le côté consumériste, ce que la société capitaliste a pu faire de cette fête. Elle pousse parfois trop du côté de la consommation plutôt qu’aux relations humaines. Mais il la trouve belle, cette idée de mettre de la lumière au cœur de l’hiver, d’allumer des feux, de partager de l’amour dans les jours où il fait le plus noir, le plus froid. Il aime l’idée que depuis des siècles, avant même le christianisme, les êtres humains de notre hémisphère aient eu besoin de se retrouver et de mettre de la chaleur à cette période de l’année. 

Ses mots touchent Héloïse. Ça lui fait penser au film Joyeux Noël5, qui n’est pas une comédie romantique idiote comme les autres navets qu’elle regarde souvent à cette période. C’est un film inspiré de faits réels se déroulant pendant la Première Guerre mondiale, des soldats ennemis décident de faire une trêve spontanée pour célébrer Noël ensemble dans les tranchées, ils jouent au foot, ils font de la musique, ils décorent un sapin. Héloïse se rappelle cette histoire poignante qui souligne que l’humanité peut surgir même au milieu de l’horreur de la guerre. C’est ça, la vraie magie de Noël…

Elle n’ose pas en parler aux autres. Peut-être que si elle était seule avec Alban…  Entre les piques plus ou moins humoristiques de Tineke et la froideur d’Edward, elle se sent vulnérable de partager ce qui la touche… Alors, elle ne dit rien.

Elle se dit aussi que pour quelqu’un avec une telle enfance, Alban semble étonnamment posé et cultivé… Sa façon de parler avec des mots précis et ses remarques qui dénotent la réflexion l’impressionnent.
Et puis, elle se blâme de cette pensée : ça ressemble bien à préjugé… On peut faire du stop, avoir grandi sans famille et par ailleurs ressembler à une gravure de mode irréelle, porter des bottes roses et avoir de la conversation et un vocabulaire riche. Tant mieux ! 

Envoi du 7 décembre :

Se reconcentrer sur ce qui se raconte. (Et la route aussi, ce serait fâcheux d’avoir un accident à cause d’un sourire…)

Alban a donc trouvé ce sac avec le carnet, il y a quelques semaines, dans la petite cour de la maison où il loue une chambre. Une vieille maison du centre-ville de Calais. Il pense que le sac a été envoyé par-dessus le mur pour s’en débarrasser comme on le mettrait à la poubelle en passant. Pour lui, ce sac a probablement été volé et la personne l’a jeté une fois récupéré ce qui pouvait l’intéresser. 

Quand il a trouvé le sac, il a été lui aussi impressionné par la beauté de ce carnet. Et puis, il l’a un peu oublié. Il voulait l’amener aux objets trouvés mais il a traîné dans un coin de sa chambre sans qu’il y fasse attention… Et donc ce matin, en rangeant un peu, il est retombé dessus. Et il a vu quelque chose qu’il n’avait pas remarqué la première fois : dans le rabat du carnet, il y avait une lettre, quelques lignes sur un papier plié en deux…

Alban prend son temps avec son histoire, et même Tineke ne l’interrompt pas. 

Il leur lit la lettre : 

« Ma chère Patate, 

Alors, c’est vrai, tu vas le faire ! Tu vas partir sur les routes ou plutôt sur les rails et voir de tes yeux tous ces pays qui te font rêver.
Je suis fière de toi, fière d’être ta grande sœur. Fière de qui tu es, du chemin que tu as parcouru pour être simplement toi…

C’est pas mon truc, l’aventure, je n’oserais jamais partir comme ça moi (je t’entends te moquer de ta sœur poltronne, attention !). Mais je suis heureuse que toi, tu le fasses, que je puisse vivre ça à travers toi, les histoires que tu vas nous raconter, les dessins que tu vas faire. 

Je glisse cette lettre dans ton sac parce que, tu le sais, chez nous, les mots ne sont pas faciles à dire, mais je voulais que tu saches à quel point je t’aime et je t’admire. 

Prends bien soin de toi !

Nanthilde

P.S. : Par contre, tu as intérêt à bien être de retour pour Noël à Villeréal ! »

Héloïse est touchée par cette lettre. Elle jette un coup d’œil rapide dans le rétroviseur, Alban a toujours son air paisible et calme. Edward, quant à lui, semble réfléchir. 

Et c’est bien sûr Tineke qui réagit en premier : 

« Wacht6, tu vas en stop à Villeréal pour retrouver cette fille ? Parce qu’elle est censée y être pour Noël ???

— Je n’avais pas encore de plan précis pour Noël et je suis quelqu’un d’assez spontané qui aime suivre ses impulsions. N’ayant pas de certitude sur quoi faire à Noël, j’ai vu un signe dans la réapparition de ce sac et la découverte de cette lettre. La personne a probablement très envie de retrouver son carnet à dessins, et ce serait un beau cadeau de Noël si j’arrive à le lui rendre maintenant.

— Concrètement, tu as un plan ? demande Héloïse qui trouve ça follement romanesque et profondément touchant. Tu sais comment retrouver cette fille ? » 

Alban explique que, pas vraiment. Il a simplement regardé où se trouvait Villeréal et a décidé de tenter d’y arriver en stop… En se disant qu’une fois là-bas, il pourrait simplement voir comment ça se profile…

— Ah ben, le coupe Tineke, tu peux le dire, tu es tombé un peu amoureux de la dessinatrice et tu tentes ta chance en espérant un miracle de Noël… C’est mignon comme histoire. Même si les probabilités jouent probablement contre toi… La retrouver comme ça, le soir de Noël… C’est grand, Villeréal ?  » 

Héloïse se demande, en psychologue de comptoir, à quel point il ne transfère pas sur cette histoire son besoin d’un miracle de Noël. Il était peu probable que sa mère vienne le récupérer pour s’occuper de lui un 25 décembre, il est peu probable de retrouver quelqu’un simplement en partant en stop à un endroit mentionné dans une lettre comme ça… 

C’est le moment où Edward décide de sortir de son silence pour dire : « Rien ne nous dit que la personne qui a fait les dessins est une femme. J’imagine qu’on peut très bien appeler son petit frère  ‘Patate’, non ?

— Ah oui ! Si ça se trouve, tu fantasmes sur un homme, mon cher Alban ! complète alors Tineke. 

— Tineke, réplique Alban avec douceur, on n’est pas obligé 1- de partir du principe que tout le monde est hétéro (au passage, je ne le suis pas, je suis pan), 2- on peut aussi, pendant qu’on y est, sortir d’une pensée que quand on s’intéresse à quelqu’un, c’est forcément pour le ou la mettre dans son lit. »
Il énonce encore des faits qui pour lui ne semblent pouvoir amener ni commentaire, ni questions. Héloïse trouve ça beau à voir, cette confiance à dire simplement les choses. Presque aussi beau que son sourire. Et puis, elle partage cette envie de sortir des schémas qui limitent les relations…
Alban ne laisse pas le temps à quelqu’un de répondre.
« Il est possible que j’aie des attentes plus ou moins conscientes sur la personne qui a fait de si beaux dessins et un voyage solitaire…  Mais je ne pense pas que mon voyage ait des motivations romantiques, en tout cas, pas au sens moderne du terme. C’est la quête qui me séduit, l’idée de partir…
— Tu es un rêveur idéaliste, en somme ? s’empresse de demander Tineke.
— Si tu veux… J’ai eu envie de rendre ses affaires à quelqu’un, mais aussi de prendre tout ce que le chemin pourra m’apporter. Si je n’arrive pas à rendre le sac, je serai un peu déçu mais je suis sûr que ce que j’aurai vécu en cherchant à le faire vaut le voyage. Et oui, même si ça avait voulu dire passer une nuit seul sur une aire d’autoroute, pas si loin de chez moi. C’est quand on part, quand on sort de son quotidien qu’on voit le monde sous un autre angle, qu’on rencontre des gens différents, qu’on s’enrichit d’expériences… Regardez, c’est grâce à ça que j’ai pu faire votre connaissance à tous les trois. C’est inédit qu’on soit aujourd’hui en train de discuter dans une voiture au milieu de la nuit alors qu’on vient de milieux si différents. »

Ça laisse Héloïse songeuse. Ça la ramène à ce qui l’avait motivée pour voyager plus jeune, mais aussi à partir comme au pair à Amsterdam : faire connaissance avec toutes sortes de gens, s’ouvrir des horizons, s’enrichir de discussions et de rencontres… Elle a un peu perdu ça depuis quelques années. Elle s’est installée, elle a créé des cercles de relations plutôt fixes. Et même si elle est heureuse dans sa vie, elle comprend ce qui peut pousser quelqu’un à partir six mois faire le tour de l’Europe en train comme  la ‘chère Patate’ du carnet, mais aussi ce qui peut pousser un homme à partir en stop après un mirage – même si elle n’aurait jamais osé aller aussi loin dans l’aventure. 

Tineke interrompt ses pensées : « Je suis peut-être une vieille conne, mais ça veut dire quoi pan ? Je connais bisexuel, mais c’est peut-être plus le terme à la mode. »

Héloïse aperçoit du coin de l’œil qu’Edward lève les yeux au ciel. 

Alban, lui, a l’air d’avoir de la patience et répond avec un ton semblable à la lecture factuelle d’une plaquette d’informatique LGBTQIA+ : « Une personne bisexuelle se sent attirée par les personnes d’un genre différent d’ellui et aussi par les personnes du même genre qu’ellui-même. Il peut avoir une préférence mais ce n’est pas obligé. Une personne pan est attirée par quelqu’un indépendamment de son genre. Après, on peut discuter longtemps de définitions mais il s’agit avant tout d’être à l’aise avec le terme qu’on choisit pour soi… Le genre des personnes n’est pas une information importante pour moi dans l’envie d’une relation. Je sais que dans l’organisation sociétale, ça pèse, donc je ne vais pas dire « je ne vois pas les genres » comme certains disent « je ne vois pas les couleurs ». On vit tout de même dans des systèmes oppressifs et de domination. Mais dans mes relations amicales, amoureuses ou sexuelles, le genre, c’est vraiment quelque chose qui a peu de poids… Après, j’ai la chance d’avoir trouvé ma communauté où je me sens généralement protégé. Tout n’a pas toujours été simple comme ça dans mes relations et mon identité. »

Envoi du 8 décembre : 

Heureusement, Tineke trouve ça génial. Cette femme partage un peu trop vite ce qui lui passe par la tête sans se demander comment ça sera reçu – ou alors elle aime provoquer ; probablement un peu des deux – mais pour lui rendre justice, il faut dire qu’elle a aussi l’air ouverte et tolérante. 

Edward, lui, est plutôt focalisé sur cette quête de la Patate puisqu’il enchaîne : « Mais donc, vous n’avez fait aucune recherche à partir du prénom Nanthilde ? »

Héloïse n’arrive pas à définir si son ton est hautain ou juste posé. Est-ce le côté noblesse anglaise qui lui donne ce ton réservé, ou bien les juge-t-il avec hauteur ? Qu’il ne puisse pas supporter Tineke, elle le comprend. La Néerlandaise a l’air de l’avoir un peu pris en grippe ou en tout cas, elle prend du plaisir à l’asticoter… Mais que pense-t-il d’Alban et de son voyage, son idéalisme ?

Alban n’a fait aucune recherche à part de regarder un peu où se situe  Villeréal et quel type de commune c’est. Il ne se serait peut-être pas lancé dans une telle quête si la ville citée avait été Bordeaux ou Toulouse. 

Edward rouvre son ordinateur portable et se met à pianoter. Quelques minutes plus tard, le voici lancé dans un monologue d’une voix purement informative : 

« Nanthilde est un prénom extrêmement rare. Trois sont nées en France en 1994 et cinq en 96, et aucune autre répertoriée depuis 1900… Mais attention, ça ne veut pas dire qu’il y en a pas eu d’autres, s’il n’y a qu’une ou deux naissances par an, l’INSEE ne communique pas les chiffres et cela apparaît comme zéro, par souci d’anonymat. 

C’est un vieux prénom médiéval. C’était l’épouse du roi Dagobert 1er, et il y a plusieurs orthographes. Mais ici, on peut penser que la personne qui écrit sa lettre est sûre de l’orthographe de son prénom… » 

Est-ce qu’Edward fait de l’humour pince-sans-rire ? se demande Héloïse.

Ils ne lui facilitent pas la tâche, là, tous, avec leurs histoires et leurs mystères : c’est quand même important de rester concentrée sur la route ! Surtout que la nuit est complète et que même s’ils semblent avoir passé le gros de la tempête, il continue à bruiner. 

Tineke, dans son franc-parler habituel, répond à Edward du tac au tac : « Ok, merci de faire notre culture, mais en quoi cela aiderait-il Alban ? On peut surnommer la Patate roi Dagobert, c’est plutôt flatteur – quoique si je me souviens bien, il y a une chanson pour enfants qui s’en moque, non ?  – Mais on n’est pas plus avancé pour retrouver l’inconnu avec ou sans « e » du carnet !

— Vu la rareté, reprend Edward en ignorant la remarque de Tineke, il pourrait être intéressant de taper Nanthilde Villeréal sur Google et de voir si on ne pourrait pas simplement la retrouver comme ça… (Puis, après quelques dizaines de secondes 🙂 Bon, non, rien, il n’y a aucune page référencée qui contienne les deux. 

— Ah dommage, ne peut s’empêcher de dire Héloïse. 

— Il n’y a qu’un millier d’habitants à Villeréal, continue Edward. Les informations de localités qui ressortent à propos de quelqu’un sur les moteurs de recherche sont souvent associées à de plus grandes villes : celle du club de sport pratiqué dans la ville à côté, celle du lycée où la personne a obtenu son bac… Voyons ce qu’on a comme plus grandes villes autour de Villeréal.

— Vous avez une passion Google maps, Edward ?  » remarque Tineke. 

Ce dernier continue d’ignorer les pics.

Héloïse a aussi des questions pour Edward, mais doit vraiment se concentrer sur la route. Et peut-être craint-elle qu’il ne la traite avec le même dédain que celui qu’il montre envers Tineke.

Il continue de marmonner des noms plus pour lui-même que les autres et pianote sur son ordinateur… « Castillonès… Bergerac… Montauban… Villeneuve-sur-Lot… Brive-la-Gaillarde… Agen…». 

Héloïse est surprise qu’Alban ne semble pas plus excité. Elle lui demande s’il a peur de se retrouver le bec dans l’eau… Mais il lui répond qu’il voit toujours chaque aventure comme un cadeau. Traverser la France avec trois inconnus qui s’intéressent à cette histoire, le jeu en vaut déjà la chandelle. Et hop, un nouveau sourire dangereux pour les ours polaires… 

C’est presque agaçant d’être face à quelqu’un d’aussi charmant et posé.

« Ça y est, j’ai quelque chose ! » s’exclame alors Edward. Sursaut dans la voiture… « Nanthilde Fagette, a étudié à l’université de Bordeaux Montesquieu, selon son profil Facebook, et il dit aussi ‘habite à Paris’ » Héloïse ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil sur le siège-passager mais elle ne voit que la lumière de l’écran d’ordinateur et le reflet bleuté d’Edward dont les traits restent fermés. 

Envoi du 9 décembre :

« Donc pas Villeréal, dit Tineke. 

—   Non, continue Edward sans varier de ton, mais elle pourrait bien habiter Paris et par ailleurs venir de Villeréal et y passer les fêtes en famille. Il n’y a pas d’autres informations sur son profil Facebook public.

— Ça peut être elle ou pas… ajoute Héloïse. Nanthilde est donc un prénom extrêmement rare et si j’ai bien compris Bordeaux est l’université la plus proche de Villeréal. Mais bon, on peut aussi aller à l’université à l’autre bout de la France et ça peut être une autre Nanthilde. Vous pensez qu’on devrait essayer de la contacter ?

— Pour ma part, répond Alban, comme vous avez pu le voir, je ne prends pas mes décisions en fonction des probabilités … Donc je ne vois pas pourquoi on n’essayerait pas. On n’a rien à perdre. Edward, vous pouvez lui envoyer un message ? ». 

Tout le monde vouvoie donc Edward. Y aurait-il dans cette voiture une conscience de différence de classe ? 

Edward n’a pas de compte Facebook mais il est prêt à prêter son ordinateur à Alban. Sauf qu’Alban non plus n’y est pas, enfin, plus depuis des années.

Héloïse dit qu’elle a bien un compte, elle, mais qu’elle n’y va pas souvent… Comme beaucoup de monde depuis quelques années… Alors bon, faut pas s’attendre à ce que la Nanthilde en question voit leur message rapidement, sûrement pas au milieu de la nuit déjà, et en plus un 24 décembre… Et même si elle va régulièrement sur Facebook, ce sera un message de quelqu’un qui n’est pas dans son réseau donc ce n’est pas sûr qu’elle ait une notification… Et puis, que va-t-on lui écrire ? « Bonjour, êtes-vous la sœur de ‘Patate’ ? »
Tineke propose d’écrire simplement qu’on pense avoir retrouvé le sac de sa sœur. « Ou son frère » complète Edward et il enchaîne : 

« Google me dit que Fagette est un nom qui vient du Languedoc…Villeréal ce n’est pas en Languedoc. Attendez, ces 50 dernières années, il a été le plus donné comme nom de naissance en Dordogne. Villeréal est en Lot-et-Garonne, à côté… Et il y en a quelques uns également… 

— C’est courant comme nom ? demande Alban. Si je vais chercher une famille « Fagette » à Villeréal, ça aide qu’il n’y en ait pas dix dans le coin… 

— Deux naissances, ces 50 dernières années dans le département. On peut se plaire à imaginer que c’est la Patate et Nanthilde ; mais ça fait beaucoup de spéculations… Et puis, je n’ai pas regardé où étaient les maternités proches de Villeréal, le village n’est pas loin de la frontière Dordogne / Lot-et-Garonne »

Tineke ne peut s’empêcher de dire qu’elle est surprise qu’Edward s’intéresse beaucoup à cette histoire…
« J’ai dit que je n’aimais pas les small talks et les questions sur ma vie privée, pas que je ne veux pas avoir d’interactions sociales. Et pour parler de mes goûts, j’aime bien les mystères et les jeux de piste. »
Son ton commence à être plus défensif et agacé. 

Héloïse, probablement autant pour faire avancer l’histoire que pour changer de sujet :
« Alors, on tente d’envoyer un message à Nanthilde Fagette dès qu’on fait une pause, via mon profil ? Faut qu’on trouve quoi écrire. Alban, qu’est-ce que tu en penses ? C’est ta quête avant tout… 

— On ne perd rien à essayer. » 

Après quelques discussions, la bouteille à la mer envoyée à Nanthilde Fangette sera donc :
« Bonjour, ce message va sans doute vous sembler étrange, mais nous recherchons une Nanthilde qui va fêter Noël dans la ville de Villeréal. Nous avons trouvé un sac contenant des affaires personnelles, notamment un carnet à dessins, dans une cour à Calais ; le seul indice pouvant nous rapprocher de son ou sa propriétaire est la lettre d’une Nanthilde qui dit « j’espère que tu seras bien à Villeréal pour Noël ». Comme vous portez ce prénom et qu’il semble que vous ayez fait vos études à Bordeaux, la grande ville la plus proche de Villeréal, on s’est dit que peut-être vous étiez la Nanthilde de la lettre. Est-ce que cette histoire vous dit quelque chose ? »

Edward note ça sur un morceau de papier d’une belle écriture régulière. Héloïse n’aura plus qu’à le taper au prochain arrêt. 

Après ça, la conversation se tarit. Il est tard, il fait nuit et Tineke finit par s’endormir. Peut-être qu’Alban aussi. Edward regarde la route et lance régulièrement des regards vers Héloïse.

Elle se demande s’il a peur ne qu’elle s’assoupisse aussi. Elle reste concentrée sur sa conduite, ce qui ne l’empêche pas de laisser son esprit vagabonder librement… 

Elle ne peut s’empêcher de s’étonner de l’humour qu’a parfois la vie. C’est assez irréel de traverser la France, en pleine nuit, avec une Néerlandaise qui n’a pas la langue dans sa poche, un Anglais froid et distant et un Français à l’histoire romanesque et au sourire aussi ravageur que le réchauffement climatique…

Aire de Orléans-Saran, 24 décembre, 3h du matin  

Ça fait plus de 3h qu’Héloïse roule dans la nuit, il est temps de faire une pause et de changer de chauffeur. 

Et puis, elle doit envoyer le message à Nanthilde Fagette…

Tineke dort profondément et l’arrêt ne la réveille pas, ils décident de la laisser dormir. On peut se demander si on préserve le sommeil de la vieille dame ou la paix de la nuit !

Alban dit qu’il va acheter quelque chose à grignoter et faire un petit tour à pied pour se dégourdir les jambes. Héloïse envoie le message à Nanthilde depuis son téléphone puis va aux toilettes. 

Quand elle revient, Edward est appuyé contre la voiture, les yeux dans le vague. Elle a d’un coup envie d’aller lui parler, il l’intrigue un peu, même si elle ne se le dit pas consciemment. Et c’est moins impressionnant hors de la proximité de l’habitacle et sans le risque que Tineke vienne mettre son grain de sel. Elle ose lancer une conversation en espérant qu’il ne trouve pas ça insipide.
« Vous êtes extrêmement doué pour les recherches ». Elle aurait aimé dire ‘tu’. C’est ridicule ce vouvoiement vu l’aventure qu’ils vivent ensemble. 

Il la remercie.
Sa voix basse et posée est apaisante dans la nuit. Comme si dans la voiture, elle n’avait pas pu se déployer complètement. La nuit lui fait justice.

Ajouter quelque chose… Est-ce qu’il pense que la quête aboutira ?
Il ne répond pas. Ils sont là tous les deux, appuyés contre la voiture, l’autoroute derrière eux, le regard tourné vers l’épaisseur de la nuit. Le ciel et les champs de ce milieu de la France se mêlent dans le noir. On entend les voitures qui passent sur l’autoroute. Il ne dit rien et son silence la met un peu mal à l’aise…
Il a dit qu’il n’aimait pas les small talks, les conversations pour ne rien dire, alors elle ose lui demander  : 

« Cette conversation vous ennuie ?

— Oh non, je suis simplement très confus et perturbé… Héloïse… mais… Je vous trouve tellement… attirante… » 

Envoi du 10 décembre :

Cette fois, c’est Héloïse qui se tait, elle ne comprend pas d’où ça vient. Elle est choquée. C’est quoi ce plan ? Pourquoi il lui dit ça ? Elle se sent attaquée. 

« Mais… mais, je… je ne suis pas… intéressée, qu’est-ce qui vous a fait croire ça ? Je pensais simplement… »

Edward se renfrogne, comme un escargot qui rentrerait dans sa coquille… Ses épaules se voûtent et sa voix devient encore plus basse : « Je vois, je ne suis pas votre style, je ne suis pas aussi charmant qu’Alban, moins intriguant… »

Héloïse était confuse mais là, c’est la colère qui monte… Mais de quel droit lui sort-il ça !

« Mais qu’est-ce que vous croyez ? Qu’on ne peut pas dire non, sans qu’il y ait quelqu’un d’autre ? Comme ces mecs dans la rue qui nous laissent tranquilles seulement si on dit qu’on est casé ! Nos envies, vous vous en fichez, c’est juste une histoire de possession et de concurrence entre mâles. Derrière vos airs de Lord anglais qui nous font attendre que vous vous comportiez en gentleman, vous ne valez pas mieux que les petits machos qui nous considèrent comme de la viande sur le marché ! »

Edward ne s’attendait probablement pas à un tel déferlement. Son visage se tend mais il ne dit rien d’abord. Héloïse aussi ne s’attendait pas à ce que tout cela sorte d’un coup. Elle s’étonne elle-même. C’est la fatigue qui a enlevé les filtres ? Et en même temps, elle se sent hyper légitime. Il est là, à la battre en froid depuis le début et puis d’un coup, lui balance son attirance… et sa jalousie aussi apparemment ! Elle n’a rien fait pour mériter ça. 

Et comme si les relations entre les hommes et les femmes n’étaient que des questions de désirs et de séduction…

« Je suis désolé, je dis n’importe quoi. Oublions cette conversation, je ne vous importunerai plus. » 

Et c’est le visage encore plus fermé qu’Edward se met derrière le volant. 

Héloïse est confuse et un peu sonnée. Ses mains tremblent. Elle ne comprend vraiment pas ce qui s’est passé. Pourquoi d’un coup, lui dire ça, sorti de nulle part ? Ils ne se connaissent même pas, il ne lui a pas dit depuis le départ plus de deux ou trois phrases. Et puis, cette attaque sur une attirance qu’elle aurait pour Alban. 

Et d’où vient sa réaction à elle ?

Pourquoi cela l’énerve autant ? Cette phrase idiote des enfants lui revient à la figure : « Y a que la vérité qui blesse ». A-t-elle réagi violemment parce qu’elle n’est pas insensible à Alban ?

Alban est beau, indéniablement. Quelque chose d’une gravure de mode… Et ce sourire, c’est fou qu’un visage puisse s’illuminer comme cela, d’un coup, pouf… Il est aussi posé, mystérieux, touchant dans son histoire… 

Mais on peut admirer sans avoir d’attirance ! Elle n’a pas eu l’impression que quelque chose de cet ordre-là pouvait se jouer en elle. Elle est curieuse, elle a envie de le connaître. Elle trouve ça beau quelqu’un qui a suffisamment confiance en lui et dans le monde pour partir à l’aventure ainsi. Elle a bien envie qu’il l’apprécie aussi mais elle a ça avec tout le monde, ce désir de plaire, là… 

Mais y a-t-il de l’attirance ou du désir ? Rien dans son corps ne lui a dit qu’elle voudrait quelque chose de charnel. Bien sûr, ça lui est aussi arrivé de n’avoir aucun désir de cet ordre puis que la relation évolue. Comment naît l’attirance ? Le désir ? Et l’amour aussi ? C’est un peu un mystère. Mais elle ne croit pas que se joue pour le moment quelque chose de ce genre-là avec Alban… Mais, tout de même, son sourire l’a perturbée… Est-elle que finalement ce ne serait pas elle qui serait en train de fondre ? 

Oh mais zut ! Que fait-elle dans la voiture d’une inconnue la veille de Noël à se demander si un homme rencontré par hasard lui plaît ? N’importe quoi… 

Ça fait des années qu’elle vit très bien le fait d’être seule sans se poser de question. 

Pas qu’elle ait fait vœu de célibat. Mais elle ne ressent pas vraiment le besoin de se trouver quelqu’un. Et elle ne croise pas souvent des hommes pour qui elle pourrait imaginer changer son quotidien, si agréable tel qu’il est…

Et elle n’est pas seule en fait ! Elle a des amis, elle a une famille, elle a des passions. Sa vie est riche d’amour et de liberté. Ce n’est pas le schéma donné par les contes de fées. Mais il y a bien longtemps que Cendrillon ne la fait plus rêver. 

Elle a encore parfois du désir, oui… Et si c’est partagé, pas de problème à l’assouvir. Mais la plupart du temps, le jeu de séduction la fatigue. Il faut se demander si l’attirance est bien réciproque, on se retrouve à interpréter un regard, à faire une dissertation sur le temps de réponse optimale à un message… Souvent, elle trouve que ça ne vaut pas le coup.  

Et elle ne veut pas écrire ses relations avec les hommes toujours en fonction d’un possible désir ou une projection romantique. Elle veut sortir de ces schémas qu’elle trouve réducteurs et fatigants ! 

Oui, elle trouve Alban intéressant. Il a de la conversation, il a des valeurs et un côté rêveur qui plane assez fascinant. Et, pour ne rien gâcher, il est vraiment beau. Des yeux bleus où semblent passer des nuages ; et oui, ce sourire qui fait fondre, c’est tellement agréable à regarder. Mais non, elle n’a pas particulièrement d’attirance ou de désir, en tout cas pas d’ordre érotique ou romantique.

Depuis des années, Héloïse goûte à la douceur d’arrêter de penser qu’elle a besoin de quelqu’un dans sa vie ou dans son lit. Enfin, si, elle a besoin de beaucoup de personnes dans sa vie… Mais elle trouve plus simple et aussi plus riche de ne pas avoir à chercher une personne qui serait SA personne. Cette personne qu’il faudrait aimer tout le temps, dans les conversations passionnées mais aussi mal réveillée au petit déjeuner. Et elle n’est pas non plus très friande des relations sexuelles juste pour le fun. Elle ne vit pas en nonne, le Womanizer, cadeau d’elle-même à elle-même pour ses 30 ans est régulièrement un compagnon de jeu. 

Héloïse trouve sa vie belle et riche avec ses amis chers et ceux plus éloignés. Elle se sent entourée, aimée, elle a des personnes avec qui rire, avec qui parler, des personnes pour l’écouter, pour la consoler, des personnes pour la prendre dans les bras et pour regarder des films en pyjama. Elle aime s’être débarrassée du filtre que donne l’élan de « chercher Quelqu’un ». Elle a plein de « quelqu’un » dans sa vie et trouve libérateur de ne plus penser les relations avec les hommes (puisqu’après réflexion, elle est bien sûre d’être hétérosexuelle) avec le prisme de se caser ou coucher. C’est sans doute pour ça que la remarque d’Edward la gonfle particulièrement. 

Elle s’attendait à des commentaires ou des questions au repas de Noël, on lui demande toujours, plus ou moins subtilement selon les personnes, si elle a trouvé chaussure à son pied – quelle expression horrible… De toute façon, elle a toujours eu un faible pour se promener pieds nus ! 

Et ne parlons pas de la pression qu’on lui met d’avoir atteint la quarantaine sans projet de maternité…

Elle voudrait qu’on lui fiche la paix. 

Alors monsieur le Lord anglais, remballez vos pulsions et vos projections sur les désirs des autres. Héloïse veut simplement profiter de la joie anticipatoire de rentrer à la maison pour Noël, point final. 

Alban lui lance quelques perches de conversation. Mais elle est un peu trop plongée dans ses pensées. Assise à l’arrière à côté de Tineke, elle est soulagée de ne pas pouvoir croiser le regard d’Edward qui conduit juste devant elle. Elle ne distingue que ses cheveux bruns, un peu de sa nuque quand une voiture les double et éclaire l’habitacle mais sinon, simplement sa silhouette. Elle se sent peut-être gênée de répondre à Alban car, dans sa tête, l’accusation d’Edward plane : Alban voit-il son intérêt pour lui et toutes les questions qu’elle a pu poser plus tôt comme une attirance de sa part ? 

Rapidement, la voiture devient silencieuse. Peut-être Alban s’est-il assoupi. Héloïse ne dort pas, elle ne dort jamais en voiture, mais elle essaie de se détendre en pensant à ce qui l’attend à Saint Léger, la tendresse pudique de ses parents, les blagues de son frère et ses trois neveux et nièces qui vont lui sauter dans les bras… Et puis cette maison qui lui fait toujours l’effet d’un câlin moelleux. Elle se réjouit de retrouver le vieux fauteuil en cuir, celui dans lequel elle se love en biais et d’où il est toujours si difficile de s’extirper… Et la vue sur les montagnes, derrière la buée des fenêtres en simple vitrage… 

Envoi 11 décembre : 

Sur l’autoroute A20, 7h05

Héloïse a un message ! Un message de Nanthilde Fagette ! 

Elle avait quasiment oublié cette histoire. Les probabilités n’étaient pas de leur côté et les déclarations d’Edward avaient chassé de sa tête les histoires de sac.

« Je suis désolée, je ne connais pas du tout Villeréal et je n’ai pas de frère ou sœur qui voyage. Mais votre quête m’intrigue un peu, j’ai rencontré une autre Nanthilde, une fois… Il y a genre 20 ans, j’étais à une colo de l’UCPA en Normandie, un truc multi-sport. Elle avait un accent du sud, je m’en rappelle ! Ça pourrait être elle. Mais nous ne sommes pas devenues copines ou quoi, j’ai eu aucun contact après la colo et je pense que je n’ai jamais su son nom donc ça ne vous aide en rien, je suppose, même si c’était celle que vous cherchez… »

Oh l’ascenseur émotionnel ! Ces coïncidences semblent se jouer des probabilités. Et pour quoi ? Les mener dans une impasse.

La chance que Nanthilde Fagette réponde était mince, celle qu’elle ait pu connaître la Nanthilde de Villeréal n’en parlons pas… Mais de toute façon, ils sont dans un cul-de-sac.
Si la sœur de la Patate a bien fait une colo de l’UCPA en Normandie au début des années 2000, ça ne donne aucun indice pour la retrouver…

Quelle histoire ! 

Héloïse demande à voir le carnet à dessins. Elle n’a fait que l’apercevoir en conduisant.

C’est un carnet épais, de taille moyenne, A5 sans doute, en cuir rouge sombre avec un arbre gravé sur la couverture et une ficelle pour le fermer. Les coins sont abîmés, on voit qu’il a vécu. Quand elle le prend dans ses mains, elle sent la texture douce et usée du cuir, et une légère odeur de vieux papier et d’encre s’en dégage. À l’intérieur, il y a une sorte de rabat à l’avant et à l’arrière, c’est en toute fin du carnet que la ‘chère Patate’ avait mis la lettre de sa sœur. Il y a beaucoup de pages, sans doute plus d’une centaine et la plupart sont utilisées. 

Héloïse parcourt les pages et revoit celles qui ont déjà fait parler ses covoitureurs. 

Elle n’est pas très forte en géographie mais reconnaît des paysages ou des monuments : les maisons étroites d’Amsterdam bien sûr, avec les habitants qui profitent du soleil sur un banc, probablement au printemps… 

Des paysages variés défilent sous ses yeux : des chalets alpins côtoient les maisons blanches aux volets bleus typiques des îles grecques. Le mur de Berlin, recouvert de graffitis, avec la fameuse porte en arrière-plan – comment s’appelle-t-elle déjà ? Quelque chose qui finit par ‘bourg’7… 

Les maisons de toutes les couleurs de Copenhague et la petite sirène entourée de glace sur la page d’à côté. 

Mais aussi des décors qu’elle ne sait pas exactement où situer. Un orchestre jouant dans un parc ombragé, un étal coloré de fruits et légumes, avec une vieille dame de dos, des rangées de cyprès menant à une villa en pierre nichée parmi les vignes, une ruelle étroite avec des façades ornées de volets colorés et de pots de fleurs suspendus. Tout ça sent le soleil mais où est-ce exactement ? 

Et plus au nord, à n’en pas douter, des fjords et des falaises, des ruines entourées de brume, un homme bien emmitouflé qui tient un gros poisson dans ses mains, sans doute un pêcheur, une plage de galet avec des dunes en fond où on devine le vent qui fait courber les rares plantations… 

Et aussi, ce qui peut être n’importe où : des gares, une enfant endormie dans les bras de son père, appuyée à la fenêtre d’un train, un croquis d’une tasse de café, l’intérieur d’une bibliothèque ou d’une librairie avec des étagères de livres au-dessus d’un parquet en bois, un coucher de soleil sur un champ et puis des gens, de dos, de face, en pied, en portrait, des visages, des mains, des profils, parfois esquissés, souvent détaillés. 

C’est magnifique ! 

Combien de temps cette personne a-t-elle voyagé ? Comment choisit-elle quoi dessiner ? Demande-t-elle aux gens le droit de les capturer ? Héloïse sent son cœur s’emballer devant tant de beauté. Chaque page lui donne envie de partir à l’aventure.

Ce qui est étrange, c’est l’absence totale de texte, pas de date, pas de lieu. Dans les carnets de voyage, habituellement, on note les informations pour ne pas oublier le déroulé, le contexte… 

Héloïse continue de tourner les pages et arrive vers la fin, au sud de l’Angleterre donc, probablement la dernière étape avant Calais là où le carnet a fini son voyage. Comment Edward avait-il dit que s’appelait sa maison familiale ?

Sur le dessin, le manoir, ou on peut dire le château, émerge majestueusement de l’épaisse verdure qui l’entoure. Les tourelles et les murs de pierre semblent s’élever vers le ciel. Des lierres grimpants enlacent les façades. Les fenêtres, encadrées par des ornements en pierre ciselée, reflètent la lumière et les nuages qui dansent filtrés par les branches des arbres probablement centenaires. 

Devant la maison, un vaste parterre de fleurs colorées contraste avec la retenue des vieilles pierres grises. Les contours des collines se dessinent à l’horizon… La scène dégage une beauté majestueuse, comme figée dans le temps.

Edward vient donc de là. Sa famille habite ces murs probablement depuis des siècles… À quel point la noblesse anglaise vit-elle aujourd’hui selon les principes de l’époque victorienne ? Héloïse se demande si ces murs anciens, et toutes les traditions qui vont avec, n’ont pas façonné Edward, lui inculquant cette réserve qui semble le caractériser. Cette retenue qu’il a depuis le début de leur voyage est peut-être simplement de la dignité d’après son éducation… 

Envoi du 12 décembre : 

Mais sa déclaration de cette nuit, c’était quoi ? Un moment de folie ? Une rébellion face à la maîtrise habituelle ? Comment avait-il commencé déjà … « je suis confus »… Est-ce la fatigue ou un désir plus fort que ses principes ? Pouvait-elle inspirer ça ? C’est assez flatteur… Mais elle est sans doute en train de se faire une histoire dans sa tête ; elle sait bien que la vie n’est pas une comédie romantique ! Pourtant, apparemment les nobles anglais de Jane Austen semblent encore exister. Il y a toujours des familles qui habitent des demeures comme celle du dessin, et apparemment ils envoient leurs enfants étudier en Suisse… 

Mais ceux-ci se rebellent et refusent de passer Noël au château… Ils préfèrent faire des déclarations improbables à des filles qui n’ont rien demandé sur des aires d’autoroute au milieu de la nuit en plus. C’est vraiment n’importe quoi cette histoire ! 

Heureusement, Tineke émerge finalement de sa courte nuit et veut tout de suite savoir si l’enquête a avancé. Cela permet à Héloïse de sortir de ses élucubrations. Oublier ce qui s’est passé sur l’aire d’autoroute et revenir à leur quête : Nanthilde et sa chère Patate. 

Et puis, il est temps de s’arrêter pour trouver un petit déjeuner. Il faudra une bonne dose de sucre pour digérer la déception : cette Nanthilde n’est pas celle qu’ils cherchent.

Alban, fidèle à lui-même, conserve son flegme habituel sur lequel plane un sourire. La nouvelle n’a pas l’air de le toucher plus que ça. Il dit même, quand on lui demande, trouver ça assez cocasse comme retournement de situation. Héloïse commence vraiment à se demander ce qui l’anime… Partir juste avant Noël chercher un fantôme, sans aucun plan et ne pas sembler touché par les difficultés sur le chemin. Il a l’air de vivre en dilettante. Héloïse est du genre à vivre intensément et à s’obstiner quand elle a un rêve ou un objectif, même minime, alors le côté nonchalant d’Alban l’agace un peu !
Ou peut-être qu’elle a juste besoin de dormir ou de manger… Ou les deux.
Il semble qu’elle est vraiment à fleur de peau. Du sucre, donc… Un petit déjeuner s’impose, vite ! 

Tineke, une fois qu’on lui a résumé l’histoire ne peut s’empêcher d’envoyer une petite pique à Edward «  Alors, aucun moyen de récupérer les listes de l’UCPA Normandie d’il y a 20 ans ? Monsieur le génie de l’informatique, on est à court de ressources ? Je suis déçue ! » 

Edward encore une fois ne relève pas mais il a l’air de réfléchir… 

Aire de la porte de Corrèze, 7h30

Les options sont limitées sur cette aire d’autoroute. Héloïse aurait aimé une vraie boulangerie pour profiter d’une bonne baguette et de vraies viennoiseries fraîches mais elle doit se contenter d’un petit magasin de station-service. 

Elle propose aux autres de leur rapporter quelque chose.

Edward dit : « Je pensais, Héloïse… ça vous ennuierait de faire une recherche avec simplement le prénom Nanthilde sur Facebook. Il ne doit pas y en avoir des milliers, et rien ne nous empêche d’envoyer le même message qu’à Nanthilde Fagette, en omettant la partie sur l’université » 

Il faut croire que ce mec a pour spécialité de ne pas répondre aux questions qu’on lui pose et de balancer ce qui lui passe par la tête. 

Héloïse a besoin de manger avant de considérer quoi que ce soit d’autre donc elle l’envoie promener d’un sec : « Ce n’est pas la question ». 

Envoi du 13 décembre : 

Elle est plus disposée à écouter la proposition d’Edward, une fois une chocolatine avalée (ce ne sont pas deux décennies au plat pays qui lui feraient abandonner l’appellation du sud-ouest ! Quoiqu’on puisse discuter que ce truc industriel et hors de prix mérite vraiment cette dénomination de chocolatine…). Alban n’exprime encore une fois pas d’exaltation à cette nouvelle piste mais il donne son accord. Héloïse se dit qu’au moins, ça permet de les occuper pendant ce long voyage.

Il y a une trentaine de Nanthilde sur Facebook, la chance qu’il y ait la bonne, qu’elle voit le message et qu’elle réponde ce matin est faible mais allons-y… Héloïse envoie des messages en mâchant de l’autre main la baguette caoutchouteuse qu’elle a achetée en plus de la viennoiserie pour son petit déjeuner. Vraiment, ce petit déjeuner est décevant… Et dire qu’elle aurait dû être à la table de la cuisine, chez ses parents, avec la baguette encore chaude que sa mère aurait achetée à la boulangerie rien que pour elle… 

Demain matin. Allez, encore un peu de patience. Le petit déjeuner de rêve pour le matin de Noël ; avec les enfants qui jouent à côté… Ils auront insisté pour déballer tous les cadeaux avant d’avaler quelque chose, bien sûr… Les adultes auront fait comme si c’était bien trop tôt, mais tout le monde se sera plié de bonne grâce au spectacle des mines ravies des enfants qui découvrent ce que le père Noël a bien pu leur apporter cette année… Allez, encore quelques heures de route et elle y sera. Courage.

Mais pour le moment, ils sont toujours sur l’aire d’autoroute et une autre question se pose, c’est Alban qui la soulève très factuellement : où leurs chemins vont-ils finalement se séparer ? Parce qu’on n’est vraiment plus si loin de Villeréal mais ce n’est pas exactement sur la route de Toulouse, lui semble-t-il… 

Edward, le téléphone à la main, le confirme : « Oui, les routes se séparent à l’embranchement avec l’A89, 20 min après ici environ, au niveau de Brive-la-Gaillarde… Vous préférez peut-être être déposé en ville plutôt que sur une aire d’autoroute, non ? 

— Mais on ne peut pas le laisser comme ça ! s’indigne Tineke. Et puis, sans savoir la fin de l’histoire… Et s’il ne trouve personne pour le déposer à Villeréal à temps pour Noël ? Et si Héloïse a une réponse alors qu’on a déjà déposé Alban ?

— Le Sud-Ouest n’est pas un désert numérique, réplique Edward pragmatique, ils peuvent échanger leurs numéros et communiquer sans problème si besoin.… Et aller à Villeréal ne donne aucune certitude d’avoir le fin mot de l’histoire… Pour le moment, on n’a aucun indice qui permettrait de retrouver Nanthilde et sa famille dans la ville et si vous voulez qu’on l’accompagne pour frapper à toutes les portes, cela risque de nous prendre un certain temps. Il y a quand même plus de mille habitants dans la ville ! Après si vous voulez le déposer à Villeréal, c’est votre voiture bien sûr, la décision vous revient.

— Oui et puis de toute façon, vous, personne ne vous attend pour fêter Noël, si j’ai bien compris… » Tineke laisse traîner sa phrase, espérant probablement obtenir un peu plus d’informations sur le mystérieux séjour au ski mais Edward ne dit rien…. 

Alors elle reprend : « Héloïse, ça vous dérangerait qu’on ajoute une petite heure à notre itinéraire pour déposer Alban ? Il est encore tôt, on a le temps, non ? Et on aura peut-être une réponse positive de la pêche sur Facebook d’ici là.

— Techniquement, le détour est de plus de deux heures, ajoute Edward après avoir consulté son téléphone, et bien sûr, ça ne prend pas en compte le temps d’arrêt qu’on pourrait avoir là-bas. »

Alban, lui, reste silencieux, son visage ne trahissant aucune émotion particulière.

Peut-être qu’il n’ose pas, peut-être qu’il ne se sent pas plus concerné que ça. Cet homme a l’air de se laisser porter, rien ne semble vraiment l’atteindre. Il pourrait être anxieux de savoir où il va atterrir mais il n’en a pas l’air. Héloïse se demande s’il a réfléchi aux options de logement pour dormir pendant son périple ou pas du tout. Non, vraiment, cet homme semble aller là où le vent le porte sans se soucier de ce qui va se passer et quelque part, ça intrigue notre héroïne autant que ça l’agace. Il est comme une feuille qui se laisserait porter par le vent. Une belle feuille, certes, mais une feuille tout de même… 

Clairement, non, ce n’est pas un mec pour elle ! Même avec le sourire ravageur.
Intellectuellement, elle respecte toutes les manières de vivre tant qu’elles ne sont pas toxiques pour les autres mais elle sait que pour les personnes avec qui elle aime partager des bouts d’histoire ou des grands chemins, il faut une vraie volonté et des projets qui font vibrer, pas juste croire en la chance. Elle a besoin d’être entourée de gens qui vivent  d’émotions, qui partagent des joies, des colères un peu intenses, c’est comme ça qu’elle se sent vivante et reliée aux autres…

Mais pour la question de faire ou non un détour, Héloïse ne sait pas trop quoi répondre. Elle est du genre à aimer connaître les fins. C’est d’ailleurs pour ça qu’elle ne regarde jamais de série, elle trouve difficile de s’arrêter avant d’arriver au bout. Mais bien sûr rien ne garantit qu’aller à Villeréal leur offrira l’épilogue. Et puis, elle commence à en avoir un peu marre de ce voyage, elle n’a pas fermé l’œil de la nuit et la conversation nocturne à l’aire d’autoroute avec Edward la perturbe plus qu’elle ne voudrait… Elle a envie d’être à la maison et de laisser tout ce voyage et ses péripéties derrière elle. Et en même temps, elle se sent mal d’être celle qui décide de planter Alban ; même si elle se dit qu’il n’a pas l’air très concerné par son sort. 

C’est à ce moment précis, alors qu’elle est tiraillée, que son téléphone émet un ‘ting’ qui la fait sursauter. Elle a remis les notifications Messenger pour ne pas manquer un message d’une des Nanthilde. Peut-être est-ce l’autrice de la lettre ?

Envoi du 14 décembre : 

Mais c’est Nanthilde Fagette qui lui réécrit. 

« Je viens de me souvenir d’un détail à propos de la Nanthilde de la colo… Sa mère avait à l’époque un métier plutôt masculin, quelque chose en rapport avec le jardinage. Ça m’avait tellement intriguée que j’avais posé plein de questions. Dans mon souvenir, elle avait sa petite entreprise pour tailler les plantes, tondre la pelouse, couper les haies… C’est l’image que j’en ai gardé en tout cas. C’est marrant, la mémoire… Autant de temps après, je suis incapable de me souvenir d’à quoi ressemblait cette Nanthilde mais je me souviens de cette histoire de mère qui avait un métier de mec – enfin c’est ce que je pensais à l’époque ! C’est vieux mais peut-être un indice pour vos recherches ? »

C’est Edward qui réagit en premier. En reprenant son téléphone, il dit de sa voix calme et posée : « Bon, on est encore sur des grandes spéculations, parce qu’on n’est pas du tout sûrs que ce soit la bonne Nanthilde – un accent qui chante le Sud, c’est quand même un indice large pour dire que c’est celle de Villeréal… Et même si c’est le cas, rien ne dit que la mère de ladite Nanthilde fait toujours le même métier… Mais on peut essayer… ‘Jardinage Villeréal’, voyons voir… 

— Notre ami Alban ne croit pas aux probabilités, ne peut s’empêcher de commenter Tineke, mais croit sans doute en la chance, sinon on ne l’aurait pas trouvé sur une aire d’autoroute un 23 décembre au soir ! Moi, je pense qu’il faut croire aux miracles de Noël ! 

— Bon, quand on tape “jardinage Villeréal” sur Google, continue Edward, c’est surtout Gamm vert qui sort. Les pages jaunes ne donnent pas grand-chose non plus pour « jardinier paysagiste » à Villeréal… Attendez, je continue à chercher autrement… »

Un silence s’installe dans la voiture. Un ange passe. En espérant qu’il soit un messager d’un miracle se dit Héloïse – ce n’est pas ce pour quoi les anges sont connus à Noël : amener les bonnes nouvelles qui défient les probabilités ? 

Edward s’exclame d’un coup : « Je crois que j’ai quelque chose ! En cherchant les SARL à Villeréal, il y a « Béatrice Services » ! Oh tiens, un site qui n’a pas dû beaucoup changer depuis le début des années 2000…’Béatrice Services pour vos menus travaux d’intérieur ou d’extérieur’, c’est pas spécifique jardinage mais ça pourrait coller, non ?  Et Béatrice, Nanthilde, il y a une thématique ‘prénoms médiévaux’ dans notre jeu de piste… J’ai un numéro de portable et une adresse… Bon, comme on pouvait s’en douter vu le design du site, l’adresse est celle d’une maison, sans doute son domicile… »

Tineke fait remarquer à Edward que pour quelqu’un qui n’a pas envie d’aller à Villeréal, il est motivé et efficace dans sa recherche ! 

« Ce n’est pas parce que je n’ai pas envie d’ajouter 3h à mon trajet que la recherche a cessé de m’intéresser ! »

Héloïse demande à Alban s’il veut essayer d’appeler le numéro. Elle a très envie de savoir s’ils ont réussi à trouver la bonne piste mais elle n’oserait jamais appeler une inconnue pour lui dire « Excusez-moi, avez-vous une fille qui s’appelle Nanthilde ? ». Écrire un message aux Nanthilde de Facebook, c’est une chose, expliquer à l’oral à une Béatrice comment on est arrivé jusqu’à elle en partant d’un sac abandonné, c’est autre chose… 

Mais Alban ne semble y voir aucune occasion d’être gêné, il appelle. 

Sauf que ça ne répond pas.

Bien sûr, on est le 24 décembre, il y a quand même pas mal de chances que Béatrice ne travaille pas. À moins qu’elle ne soit en train justement d’élaguer un arbre ou de déboucher un évier ? 

C’est Tineke qui clôt la conversation : « Bon, en voiture, je conduis, j’ai bien dormi cette nuit, moi. Et je vous emmène à Villeréal ! On ne peut pas rester là à faire des suppositions indéfiniment. On va aller voir directement cette Béatrice à son adresse et si c’est notre jour de chance, c’est la Patate qui nous ouvrira la porte et on aura notre miracle de noël. Let’s go ! » 

Et Edward d’ajouter sur un ton indéfinissable, à peine audible : « Et elle sera habillée en lutin du Père Noël, il se mettra à neiger, et on entendra des clochettes au loin…

— Oui, oui, le Grinch, réplique Tineke toujours à l’affût, on sait, Noël, c’est nul. »  

Envoi du 15 décembre : 

Sur l’A89 une vingtaine de kilomètres après Brive, 10h05

Ils ont donc quitté l’A20. Le soleil perce timidement à travers les nuages, éclairant l’autoroute d’une lueur matinale. La circulation est calme et c’est le silence dans la voiture. Tineke tient fermement le volant. C’est dur d’être caustique quand on doit se concentrer sur la route qui défile…

Héloïse regarde par la fenêtre. Elle n’a pas trop envie de parler avec Alban. La remarque d’Edward était infondée, elle avait de la curiosité pour le jeune rêveur, c’est tout. Et là, elle est juste fatiguée. Elle veut arrêter de se prendre la tête et enfin se vautrer dans le cocon noëlesque. Vivement ce soir. Si elle prend plutôt bien le détour par Villeréal, c’est surtout par curiosité pour la personne du carnet de voyage… Elle espère le dénouement de cette histoire pour pouvoir ensuite revenir auprès des siens avec un joli conte à raconter. 

Le paysage verdoyant du Limousin offre un spectacle apaisant. Pas de trace de tempête par ici. Héloïse somnole un peu.

Ce qui se passe ensuite est quasi incompréhensible sur le moment pour Héloïse et sans doute pour tous les passagers de la voiture. D’un coup, un objet gris volant tombe de la voiture de devant. C’est en fait un coffre de toit qui se fracasse sur l’autoroute libérant son contenu dans un gros bruit métallique. Les débris volent dans toutes les directions mais un gros morceau de plastique se dirige vers leur pare-brise ! C’est Edward, depuis le siège passager, qui agrippe le volant pour faire un brusque écart et ainsi éviter le projectile. Heureusement, il n’y a personne sur la voie de gauche à ce moment-là. Tineke se met à crier de panique. Et Edward qui a toujours une main sur le volant lui ordonne d’une voix tendue : « Arrêtez-vous là sur la bande d’arrêt d’urgence ! »

La voiture zigzague sur la chaussée, frôlant la glissière de sécurité, avant de s’immobiliser enfin sur la bande d’arrêt d’urgence. Un soupir de soulagement s’échappe des passagers. Edward tourne la clé pour arrêter le moteur. Tineke a les mains qui tremblent et paraît totalement hébétée.

C’est un presque-accident, un instant de panique qui a failli tourner au drame. Silence général dans l’habitacle. Héloïse a l’impression pourtant que son cœur fait un bruit assourdissant. 

Ils sortent de la voiture, le souffle court et passent de l’autre côté de la glissière de sécurité. Edward doit faire descendre Tineke du côté passage et l’aide à enjamber. Elle n’a pas perdu la parole, elle jure en néerlandais avec quelques mots de français et des ‘fuck’ fleuris pour le côté anglophone… Puis, elle se tait et pour quelques secondes, ils n’entendent que le bruit des voitures passant à quelques mètres d’eux. 

Edward, qui tient encore Tineke chancelante, demande à Héloïse si elle veut bien marcher jusqu’à la borne d’autoroute un peu plus loin. Il faut prévenir les services autoroutiers avant qu’un autre accident puisse être causé par les débris du coffre de toit éparpillés sur la route. La voiture responsable ne semble pas s’être arrêtée ! Héloïse hoche la tête, encore secouée par l’incident. Elle se fraye un chemin jusqu’à la borne, l’esprit encore embrumé par l’adrénaline. 

Lorsqu’elle revient, elle voit Alban, debout près de la voiture, le regard dans le vague… Même après leur presque-accident, il semble toujours planer au-dessus des événements ! Héloïse se demande à combien de mètres on plane depuis le plafond de la chapelle Sixtine… Et d’ailleurs, est-ce qu’il y a vraiment des angelots sur ce fameux plafond ? C’est vraiment le moment pour ce genre de questions existentielles ! 

Soudain, son regard se pose sur Edward. Il est accroupi près de Tineke qui est assise par terre. Il semble lui offrir toute son attention, avec beaucoup d’empathie. Son visage exprime sa préoccupation et beaucoup de douceur. Héloïse s’approche et l’entend la rassurer et l’inviter à exprimer comment elle se sent. Il a un regard bienveillant. Son attitude contraste tellement avec celle qu’il avait affichée auparavant envers la sexagénaire ! Héloïse n’ose s’approcher ou dire quelque chose.

Puis, elle se rappelle ce qu’a dit l’agent de sécurité à la borne : s’éloigner le plus vite possible de la zone où les morceaux sont tombés car le risque d’accident avec leur véhicule arrêté est grand. Elle s’empresse donc de le dire à Edward. Il se blâme de ne pas y avoir pensé et dit qu’on va vite remonter en voiture. Il propose aussi de prendre le volant si Héloïse veut bien monter avec Tineke à l’arrière ; comme elle parle néerlandais, c’est peut-être plus facile de digérer la peur quand on l’exprime dans sa langue maternelle.
Ils ont tous un peu oublié Alban mais celui-ci n’a ni le permis, ni de compétences en néerlandais, il se contente donc de se faufiler à l’avant après Edward pour s’asseoir sur le siège passager. 

Après quelques minutes à rouler en silence – c’est si irréel de se retrouver à nouveau en voiture après ce qui vient de se passer – Edward demande à Tineke si elle a besoin qu’on s’arrête à une aire d’autoroute. La Hollandaise8 a commencé à reprendre ses esprits et dit que non, ce n’est pas nécessaire. Puis, ajoute d’un ton qui se veut léger, mais où on sent l’émotion : 

« Eh bien Edward, je vais devoir vous appeler le sauveur de l’A89, maintenant… Vous nous avez peut-être sauvé la vie à tous ; ou tout du moins la possibilité de fêter Noël ce soir ! Sérieusement, merci, vraiment, du fond du cœur. » 

Héloïse, à l’arrière encore, mais en diagonale par rapport à lui, voit un peu du profil d’Edward et semble deviner un léger sourire sur ses lèvres. Et ça lui va tellement bien ! Il n’a pas la lumière éclatante de celui d’Alban mais il y a de la douceur et de l’humanité dans ce sourire-là. Il répond : « Comme quoi, même les Grinch ont un cœur et peuvent sauver Noël !… Mais sérieusement, je suis juste content que nous ayons évité l’accident. »

Et le silence retombe à nouveau dans la voiture. Mais il paraît plus chaleureux. L’incident a dissipé les animosités et sans doute rapproché tout le monde.

Les yeux d’Héloïse se perdent sur la route. Pourtant, ils ne cessent de revenir à leur conducteur. Il a le même air que pendant la plupart de leur voyage. Un visage sérieux et résolu avec un regard pénétrant, des mâchoires serrées, un front légèrement plissé. Ce ne sont peut-être pas des signes d’agacement mais simplement un homme sérieux, concentré, dans ses pensées ou sur sa conduite… Elle le revoit penché sur Tineke au bord de la route. L’intensité de son regard à ce moment-là, la bonté dans sa voix, le front toujours plissé, mais des mouvements qui respiraient l’empathie… Et quel visage avait-il cette nuit sur l’aire d’autoroute quand il lui a déclaré son attirance ? Il faisait noir et ils se parlaient sans se regarder…

Envoi du 16 décembre : 

C’est Edward lui-même qui sort Héloïse de ses pensées en demandant : « Ok, on approche de Villeréal, c’est quoi le plan, une fois arrivés chez Béatrice ?

— Eh bien, répond Alban naturellement, on sonne et on demande si Nanthilde est là, non ? 

— Mais si la réponse est non, réplique Héloïse un peu mal à l’aise, elle va forcément demander une explication. Et tu te sens de lui expliquer toute l’histoire abracadabrantesque qui nous a amenés jusqu’à elle ?

— Allons Héloïse, s’amuse Tineke, tout le monde aime les belles histoires incroyables, surtout à Noël, on divertira probablement Béatrice !

— Vous savez, ajoute Héloïse pas convaincue, ici en France, on fête en grand le réveillon du 24, donc débarquer chez les gens ce jour-là, quand ils sont dans les derniers préparatifs, les paquets à faire, le repas à préparer, je ne suis pas sûre qu’on soit accueillis à bras ouverts, surtout en arrivant à quatre.

— Oui, concède Alban, mais si on arrive dans la bonne famille, on sera sans doute accueilli comme un miracle de Noël… Et si ce n’est pas la bonne famille, c’est histoire de cinq minutes pour demander si Nanthilde est là. Si on sent la personne stressée et pressée, on n’est pas obligé de lui raconter toute l’histoire, on peut simplement lui dire qu’on a dû se tromper d’adresse et puis voilà. »

C’est vrai que, de toutes façons, il serait idiot de ne pas aller au bout des suppositions, maintenant qu’ils ont fait le détour. Allons-y et voyons. Au pire, se dit Héloïse pour se rassurer, c’est simplement un mauvais quart d’heure à passer. 

C’est à nouveau le silence dans la voiture. Tout le monde est fatigué. Même Tineke doit être trop épuisée pour parler. 

L’esprit d’Héloïse peut encore vagabonder… Elle a envie de se réfugier dans ses pensées, chez elle, dans l’ambiance de Noël qui l’attend. Son frère a mis dans la conversation familiale ce matin (après qu’elle ait expliqué succinctement qu’ils font un détour qui leur ajoute deux ou trois heures) un message qui disait qu’ils risquaient de commencer l’apéro pour l’attendre mais qu’ils ne passeraient pas à table sans elle… On la tiendra juste pour responsable si les enfants se gavent de petits fours. Comme si ce n’était pas toujours le cas ! C’est marrant comment son frère exprime toujours son attachement pour elle enrobé de taquineries. Il ne lui a jamais fait de déclaration d’amour adelphique9 mais elle sait qu’il a toujours été et qu’il sera toujours là pour elle si elle en a besoin. C’est précieux. 

Parfois, elle se demande pourquoi elle est partie si loin de la maison, vu son attachement pour sa famille, sa région, ses chères montagnes ! Elle n’est pas partie au départ pour rester, juste pour voir du pays. Et puis, Amsterdam l’a gardée, malgré son climat et malgré sa gastronomie ou plutôt son absence de gastronomie… Et l’absence de relief aussi. Malgré tout, elle s’y sent chez elle. 

Cependant, parfois, elle a l’impression d’avoir laissé des morceaux d’elle dans deux pays différents, condamnée à toujours ressentir un manque, appartenant aux deux. Elle a besoin de revenir à Saint-Lizier pour puiser dans les racines et chez elle à Amsterdam car c’est là qu’elle a construit sa vie d’adulte. C’est juste dommage que les deux soient si loin l’un de l’autre, surtout quand les tempêtes empêchent les avions de décoller ! 

Mais sans qu’elle s’en rende bien compte, ses yeux se perdent à nouveau dans la nuque et le profil d’Edward. Toujours l’air concentré. Elle regarde ses mains aussi, posées sur le volant. Quelques veines discrètes dessinent des chemins sous la peau, ses ongles sont courts et soignés. Il ne porte pas de montre ou de bijou.

Qui est vraiment cet homme, se demande-t-elle, intriguée par les multiples facettes qu’il a révélées au cours de ce voyage improbable… Il est intelligent avec ses capacités de recherche et de connexions. C’est impressionnant. Il sait garder son sang-froid en cas d’accident et faire preuve d’empathie et de gentillesse face à quelqu’un qui en a besoin ; même si cette personne avait généralement l’air de l’agacer jusque là. Héloïse se dit que dans d’autres circonstances, ils auraient pu avoir des conversations intéressantes, il peut probablement débattre sur des sujets variés et partager des connaissances. Et dans cette quête de la Patate, il fait preuve de curiosité… Il a aussi l’air d’avoir un certain sens de l’humour, comme le montre sa réponse face à Tineke qui exprimait sa gratitude. Et puis, il a confiance en lui, suffisamment pour poser ses limites et suffisamment pour dire à une femme qu’il la trouve attirante…

C’est admirable quelque part qu’il ait pu exprimer son désir avec tant de simplicité. C’est courageux aussi, dire à quelqu’un qu’il nous plaît, ça met en position de vulnérabilité. Peut-être que l’incongruité de la situation, la nuit, le manque de sommeil ont fait tomber les barrières… Est-elle en train de réécrire la scène ? De la parer de romantisme a posteriori ?

Envoi du 17 décembre : 

C’est un homme et on leur a appris à oser, à conquérir. « Suis ton désir et impose-le » est le message qu’on leur inculque.  

Mais a-t-il imposé quelque chose ? Il n’a rien cherché à prendre, il n’a même rien demandé, il a juste dit qu’il la trouvait attirante. Est-ce violent ?

Pourquoi cela l’a-t-elle mise autant en colère ? 

Pour enrichir ses rapports humains, elle a voulu sortir des mécanismes romantiques mais aussi des questions de séduction et d’attirance. Ne plus être dans ces questionnements inconfortables : « Je lui plais ? », « Me plaît-il tant que ça ? ». Ne plus être vulnérable. Ne plus être une proie non plus.

Il y a une beauté certaine à embrasser pleinement la richesse de l’amitié, à sortir des modèles de la société patriarcale hétéronormée. Explorer la profondeur des relations humaines au-delà du prisme du désir sexuel ou de l’objectif d’une histoire romantique. Le monde a tellement de richesses à offrir au-delà des questions de vouloir donner son corps ou son cœur. Et aussi, sortir de cette injonction à la vie à deux, aimer avoir son quotidien à soi. Ça a ouvert les possibles, ça l’a libérée…

Mais ne s’est-elle pas aussi muselée ? En voulant sortir des schémas qui l’oppressaient et sûrement en voulant se protéger, a-t-elle enfermé autre chose ? La possibilité du désir qu’elle aurait bâillonnée ?

Elle a bien une vie sexuelle ici et là, un soir ou deux…

Oui, mais quand même, n’empêche-t-elle pas son esprit érotique de gambader ? C’est peut-être pour ça qu’elle a été tellement en colère après sa déclaration. Qu’il s’autorise non seulement à avoir des désirs mais qu’il se sente libre de les exprimer…

Lui, l’inconnu qui a exprimé son désir sans l’imposer… Ok, c’était un peu abrupt ; et la suite avec la remarque sur sa possible attirance pour Alban était clairement malvenue… Mais la colère que ça a provoqué directement chez elle, comment l’expliquer pleinement ? 

Et si son emportement ne disait pas au final sa frustration de le voir se permettre ce qu’elle s’interdit, elle ? Elle s’est sentie libre en sortant des schémas classiques mais elle s’est bridée dans sa tête, peut-être…

Et là, dans la lueur naissante de ce matin d’hiver, elle se surprend à envisager ce que serait une vie où elle s’autoriserait à lâcher prise aussi à cela. Une vie aussi à explorer librement les méandres de l’attirance et du désir.

Et une fulgurance : que provoque en elle l’hypothèse de sa peau à lui, contre la sienne ? 

Pas celle du magnifique Apollon qu’est Alban, non, celle de leur anglais mystérieux. Edward le Lord-Grinch… Sa peau contre la sienne…

Elle est gênée d’y penser. Avec lui juste là, sa nuque, ses mains, son profil qui ne peut la regarder mais qu’elle peut, elle, voir. 

Il n’est pas une menace. Elle l’a rejeté. Il l’a accepté. 

Il ne la prendra pas malgré elle. 

Cela lui donne l’opportunité de se demander si, finalement, elle ne voudrait pas qu’il la prenne.

Ou plus juste : si l’idée de se donner l’un à l’autre ne lui creuserait pas quelque chose au fond du vendre… Ses joues se colorent… Et ses mains, à elle, qui deviennent moites, aimeraient savoir ce que cela fait de se glisser dans sa nuque à lui… 

L’hypothèse de la rencontre de leurs peaux, de la chaleur qui irradie d’un corps à l’autre…  Savoir si sous cette chemise bien boutonnée, il y a des muscles dessinés, un duvet où perdre ses doigts. Savoir s’il a une odeur cachée qu’on ne découvre qu’en promenant ses lèvres dans les coins de cet épiderme… Et quel goût a-t-il ? Comment se transforme sa voix quand il a du plaisir ? 

Penser à cette hypothèse de leurs corps qui se rencontrent, c’est laisser de la place aux sens, à la curiosité, à l’exploration. Comme on découvre un nouveau monde mais sans aucune notion de conquête. Les sens aux aguets. 

Elle pense à ce que lui a expliqué Iris, son amie prof de yoga, sur les autres sens, celui de la conscience de son corps dans l’espace et des mouvements et celui de l’équilibre10. Ces sens-là encore, c’est passionnant de les explorer à deux. Quelle harmonie leurs corps qui se rencontrent pourrait-elle avoir ? 

Alors, elle le désire vraiment ? 

Lui ? Il a suffi qu’il leur sauve la vie pour le romantiser ? Le syndrome du prince charmant ? Ou juste sa voix grave dans la nuit qui dit qu’elle est attirante…
Et si finalement, ça lui faisait envie à elle aussi ? 

Le rythme de son cœur s’accélère légèrement, sa peau picote d’une chaleur imaginaire.
Est-ce grave ?
Se perdre dans son imagination érotique, c’est un beau cadeau, non ?
Il n’est pas tant question de passer à l’action mais simplement d’imaginer… Là, elle est en train simplement de redonner des ailes à sa capacité à désirer un homme. S’autoriser à imaginer, explorer dans sa tête le champ des possibles. Retrouver la spontanéité et la joie de lâcher la bride. S’offrir la jouissance des hypothèses, simplement. 

De toute façon, lui rappelle une petite voix, vu comme elle l’a envoyé balader, il y a de fortes chances que son envie à lui se soit dissipée sur une certaine aire d’autoroute…

Ils arrivent enfin à Villeréal. Stop le film, stop, les questions existentielles. C’est agréable de lâcher la bride mais un peu gênant tout de même… Ils sont si proches tous les quatre physiquement à partager l’habitacle d’une voiture !

Bref, il est temps de revenir au carnet à dessins et à leur supposée piste pour en retrouver le ou la propriétaire. Héloïse se demande si on peut vraiment espérer rencontrer Nanthilde et la mystérieuse Patate voyageuse chez cette Béatrice… Elle fait des petits travaux, ce n’est pas exactement des services de jardinage du souvenir de l’autre Nanthilde. Leur piste est plus que mince mais elle a envie d’y croire. Ce serait une jolie histoire de Noël. Et ça permet de ne pas trop penser que peut-être, elle aimerait avoir répondu un peu différemment à Edward la nuit dernière… 

Villeréal, hameau de la forge, 12h30

Le hameau de la forge se révèle être un minuscule regroupement de trois maisons aux façades en pierre, blotties contre la campagne hivernale. Le silence règne, seulement perturbé par le crissement des pneus sur le gravier lorsque la voiture s’immobilise.

Ils sortent tous les quatre mais seule Tineke s’approche de la porte pour aller sonner à l’adresse de Béatrice. La pancarte sur la clôture qui indique « Béatrice services » confirme qu’ils sont au bon endroit. Alban et Edward sont silencieux, Héloïse ne peut s’empêcher de retenir son souffle… 

Envoi du 18 décembre : 

Et rien. 

Tineke sonne une deuxième fois. Attente. 

Il n’y a personne. 

En même temps, un 24 décembre, la fameuse Béatrice est probablement ailleurs en train d’emballer des paquets cadeaux ! 

Tineke revient vers la voiture quand un homme d’âge mûr, le visage buriné par les ans et l’air revêche, sort de la maison voisine. Ses yeux plissés les scrutent avec méfiance tandis qu’il lance d’une voix rocailleuse : « Vous cherchez quelqu’un ? »

Pas de bonjour. 

Ça ne déstabilise pas Tineke. 

« Oui, nous cherchons Béatrice, savez-vous où elle est ? 

— Je ne m’occupe pas de mes voisins moi ! Mais vous lui cherchez quoi à Béatrice ? Et à l’heure du déjeuner en plus, vous savez pas en Hollande qu’en France on mange le midi ? » 

Charmant personnage. 

Edward s’approche, sa posture droite et son ton posé contrastant avec l’agressivité du voisin. D’une voix calme mais ferme, il tente de désamorcer la situation : 

« Excusez-nous de l’interruption, l’heure n’est pas idéale… Mais nous avons juste quelques questions à poser à votre voisine et donc si vous avez une information sur comment la joindre ou où la trouver… » 

Fin de non recevoir, clairement, cet homme ne souhaite pas les aider et est même carrément agressif.

Edward et Tineke battent en retraite… 

Et les quatre voyageurs remontent en voiture et se dépêchent de décamper.
Tineke propose de passer en centre-ville pour voir si une boulangerie est ouverte, car même « les Hollandais » ont besoin de déjeuner !

Centre-ville de Villeréal, 12h50

Le centre de Villeréal ressemble à une carte postale. C’est un village médiéval pittoresque comme la France en regorge, avec ses petites rues, son église fortifiée, sa belle bastide de bois et de pierre, ses vieilles maisons à volets – un détail qui réchauffe toujours le cœur d’Héloïse. Elle habite maintenant un pays où les fenêtres exposent souvent l’intérieur aux regards des passants, et où les rideaux sont ce qu’on fait de mieux pour obtenir un peu d’obscurité et d’intimité11.

Mais Edward, encore une fois, met les pieds dans le plat : « D’accord pour un sandwich mais ensuite ? On repart après ? Alban, vous restez ici ? J’aurais peut-être dû directement demander à ce malotru sur un coup de bluff s’il avait vu Nanthilde récemment… nous aurions eu directement une réponse ! »

Mais avant que quiconque ait pu lui répondre, Héloïse, qui conduit, pile et crie : « Regardez ! »

Là, garée sur la place en face de l’église, une camionnette blanche « Béatrice services ». 

Ils vont bien finir par l’obtenir, ce miracle de Noël ; trop de coïncidences pour ne pas mener au dénouement espéré…. 

Bon, la camionnette est vide. Mais Edward fait remarquer que probablement, sa propriétaire est partie faire des courses et qu’elle devrait revenir dans peu de temps, on peut se donner la chance de l’attendre, le temps d’aller chercher des sandwichs et de les manger. 

Tineke se marre : « Vous n’aviez pas très envie de faire un détour pour aller jusqu’à Villeréal, mais avouez que vous êtes comme nous tous pris par cette histoire et vous voulez savoir ! » – il y a tout de même dans ce commentaire beaucoup plus de tendresse que dans ceux du début du voyage (il est difficile de rester désagréable avec quelqu’un qui vous a sauvé la vie !).

Héloïse se porte volontaire pour rester près de la camionnette pendant que les trois autres vont à la boulangerie. 

Un moment seule. Ça fait du bien… D’abord elle pense à cette histoire, et à la nonchalance d’Alban, c’est sa quête à la base et il a l’air pourtant de ne pas trop s’impliquer… À sa place, elle se serait portée volontaire pour ne pas louper Béatrice. Il lui fait penser à un cerf-volant sans fil. La chanson Il est libre Max12 lui revient en tête… Y en a même qui disent qu’ils l’ont vu voler… 

Il y a quelques années, en effet, ce genre d’hommes l’auraient attirée, un côté mystérieux. Aujourd’hui, elle sait bien que ce genre de personnes passives n’est vraiment pas son type. Il a l’air si jeune en plus…

Non vraiment, le blond aux yeux clairs et aux airs rêveurs n’accroche pas la fantaisie de laisser courir son désir. 

Leur covoitureur britannique par contre… 

Depuis le début, il l’intrigue, une curiosité à percer qui il est. Une admiration certaine pour sa manière de réfléchir rapidement, d’examiner les angles de toutes choses pour comprendre… Elle aimerait effacer la scène de la nuit pour avoir l’opportunité de le connaître. Surtout maintenant qu’il n’y a plus d’hostilité entre Tineke et lui, ils pourraient discuter, elle sent que c’est un homme brillant. Elle a toujours trouvé l’intelligence sexy… 

Ah mince, une femme en t-shirt et pantalon de travail s’approche de la camionnette… Et l’ouvre ! 

Héloïse malgré un rythme cardiaque qui s’accélère et des mains moites, ne réfléchit pas et se précipite : « Béatrice ?

Envoi du 19 décembre : 

— Oui ? »

Silence. 

Héloïse panique un peu. Que lui dire ? Où sont les autres ? 

« Euh… Excusez-moi de vous déranger. Nous vous cherchions avec mes amis. Ils sont partis à la boulangerie, mais ils devraient être de retour dans cinq minutes. Est-ce que vous avez un peu de temps devant vous ? Je sais, c’est le 24 décembre mais… »

Béatrice est une femme d’allure dynamique, petite mais robuste. Ses joues hâlées témoignent d’une vie passée en extérieur. Ses cheveux grisonnants, tirés en une queue de cheval pratique, encadrent un visage marqué par des rides d’expression, vestiges de nombreux sourires. Son regard vif et curieux la regarde avec bienveillance.

« Oh, mais tu as trouvé Béatrice ! Alors, c’est la mère de Nanthilde ? proclame Tineke juste derrière Héloïse. Elle ne se sent pas gênée, elle. 

— Euh, moi, mère de Nanthilde ? Il doit y avoir une erreur. Je n’ai pas d’enfant. »

En face d’une Béatrice perplexe, il y a donc Héloïse, Tineke, Edward et Alban qui ont eux plutôt l’air franchement déçus. Leur fol espoir s’effondre comme un château de cartes.

« Pardon de vous avoir dérangée, on a cru que… C’est une longue histoire mais, pendant un instant, on a pensé que vous pourriez nous mener à notre miracle de Noël… balbutie Héloïse.

— J’aime beaucoup les histoires et l’idée d’un miracle de Noël, sourit Béatrice, vous m’intriguez… Et puis je suis bien curieuse de savoir ce qui vous fait croire que je puisse être la mère de quelqu’un… mais je n’ai pas encore déjeuné, et il fait un peu froid sur cette place, non ? Et puis, je suis attendue ce soir pour réveillonner chez ma sœur et je ne peux pas y aller en tenue de chantier… Vous avez mangé ? Je n’habite pas très loin, je dois bien avoir de quoi faire des pâtes pour tout le monde ! Je vous nourris, et vous me contez votre histoire, ça vous va ? 

— Oui, on vous suit » répond Tineke plus vite que tout le monde ; son accent néerlandais s’accentue même sous le coup de l’excitation. 

Héloïse pense en souriant qu’elle ne lui a pas dit qu’aux Pays-Bas, on mange sur le pouce à midi toute l’année et qu’il y fait bien plus froid que dans le sud-ouest. Mais Alban lui précise que ça tombe d’autant mieux qu’il n’y avait plus de sandwiches à la boulangerie. Et un repas chaud après 18 heures de voyage en voiture, c’est pas de refus ! 

Retour au hameau de la Forge, 13h15

Pendant que Béatrice s’active en cuisine comme si c’était normal de recevoir à déjeuner un 24 décembre des inconnus qu’on a trouvés sur le bord de la route, elle demande « Alors, vous venez de Hollande ? »

Ils commencent donc par cette histoire-là. La tempête, l’avion cloué au sol et l’idée d’y aller en voiture. 

« Oh, donc il y a 24 heures, vous ne vous connaissiez pas tous les quatre ? On ne dirait pas du tout ! » remarque Béatrice. 

C’est Tineke qui a raconté en majorité, avec quelques précisions d’Héloïse et d’Alban. 

Mais là, c’est Edward qui reprend la parole :
« Pardon. Je suis désolé de couper le récit de l’épopée, mais quelque chose m’interroge bien trop pour avoir la patience d’attendre la fin de l’histoire – surtout que notre amie Tineke aime y ajouter des détails vivants, et que cela risque de durer un certain temps… – Remarque qui fait rire Tineke, bien sûr. Mais vous avez dit tout à l’heure ne pas être la mère de Nanthilde… 

 — En effet, je suppose qu’en tant que femme, il y a quand même bien peu de chances que j’aie une fille sans le savoir… 

— Certes, mais ce qui me fait réagir, c’est que c’est un prénom extrêmement rare, et pour pouvoir y répondre ainsi en le répétant si naturellement et sans difficulté, c’est que vous devez le connaître…  »

Edward et sa capacité à observer, s’interroger, émettre des hypothèses, c’est assez impressionnant tout de même. 

« Ah oui, en effet, je connais une Nanthilde. Enfin, ça fait un moment que je ne l’ai pas vue, mais… »

Qu’avait-elle dit ! Les yeux de ses quatre invités s’illuminent d’un espoir renouvelé, comme si le miracle de Noël qu’ils cherchaient prenait soudain forme devant eux. Ils se mettent à parler tous en même temps, tant et si bien qu’il est impossible de comprendre quoi que ce soit.

Béatrice, avec l’assurance d’une femme habituée à gérer des situations imprévues, lève sa cuillère en bois comme un sceptre, ramenant instantanément le calme dans la pièce.

« Reprenons, vous vous intéressez à Nanthilde. Mais avant de me perdre totalement – d’autant plus que, quand j’ai faim, mes neurones fonctionnent moins vite – vous allez répondre à mes questions. Est-ce que l’histoire avec Nanthilde est liée à l’histoire de votre voyage ? »

C’est un oui collectif qui résonne dans la petite cuisine. 

Béatrice les jauge d’un regard espiègle : 

« Bon, eh bien, comme pour les enfants qui attendent Noël, on va aiguiser votre patience, et vous allez reprendre votre histoire là où vous vous êtes arrêtés. On a le temps, la cuisson des pâtes est de douze minutes et nous aurons à les manger après. Alors ? »

Ça ronchonne un peu pour la forme, mais après tout, ils sont chez elle. Et puis, elle est bien gentille de s’intéresser à leur histoire. Et peut-être, connaît-elle la Nanthilde de Villeréal… Il ne peut pas y en avoir deux quand même ! Et donc peut-être qu’ils pourront retrouver la Patate voyageuse ! Un peu de patience pour que ce jeu de piste incroyable leur apporte le trésor final…

Ils reprennent le fil de leur épopée là où ils l’avaient laissé. Alban sur l’aire d’autoroute et sa quête surprenante. Leur chasse au trésor virtuel. Leurs hypothèses plus ou moins tirées par les cheveux qui les ont amenés jusqu’à chez elle. L’accident en chemin aussi. Et le voisin grognon. 

« Ah, Henri a su vous accueillir à sa façon bien à lui… »

Béatrice écoute, sourit et rit mais elle a l’air aussi de ménager son effet. Sous ses traits de cinquantenaire, on devine la petite fille qui s’amuse beaucoup d’avoir probablement la clé du trésor, mais qui n’a pas envie de la donner directement. 

Envoi du 20 décembre :  

Le plat de pâtes y est passé. Béatrice n’a pas vraiment de dessert à leur proposer, mais une bonne nouvelle :

« Les Collin, pour qui j’ai fait il y a longtemps de menus travaux, ont deux filles, Nanthilde et Ombeline. J’ai retenu les prénoms car j’avais posé des questions sur leurs origines, et je les trouve jolis. Ils habitent pas loin du stade, allée Montlabour de mémoire. Alors, je ne sais pas si Ombeline dessine et a fait le tour d’Europe ; je ne les connais pas tant que ça… Ça doit bien faire une dizaine d’années que j’ai travaillé pour la famille. À l’époque, les filles étaient des adolescentes ; elles doivent être adultes maintenant. Mais ça tient avec votre histoire : revenir chez les parents pour Noël…

—  Et vous pourriez nous donner leur adresse ? répond du tac au tac Tineke. 

— Je peux même venir avec vous, si vous voulez, ils vous accueilleront probablement mieux avec un visage connu. Et si on peut se serrer à trois à l’arrière, je veux bien en profiter pour que vous me déposiez chez ma sœur après. Ça m’éviterait de prendre ma camionnette toute endimanchée – je trouverai bien quelqu’un pour me ramener chez moi demain. Il faut juste me laisser 10 minutes pour me changer… » 

Héloïse devait probablement regarder l’échange avec des yeux ronds, car Béatrice a cru bon d’ajouter : « Votre petit jeu de piste m’amuse beaucoup, je dois dire… Il ne se passe pas souvent grand-chose dans ma vie, et voir débarquer quatre personnes à la recherche d’une inconnue, ça a un côté très romantique… Et puis, Noël, ces dernières années, depuis que les enfants de ma sœur ont grandi, c’est devenu un peu plan-plan et sans surprise, j’aurai au moins un truc à raconter cette année. » 

Alors, les voilà partis à cinq dans la vieille guimbarde de Tineke, direction l’allée Montlabour. 

Allée Montlabour, Villeréal, 14h et quelques 

Les voilà devant une petite maison de lotissement, beige qui tire vers le gris comme un rappel de celui du ciel. Rien à signaler. Et on est loin des merveilles d’architecture dessinées sur le carnet… 

Ils sortent tous les cinq de la voiture, et sans s’être concertés sur qui dirait quoi, c’est Tineke qui sonne. Tineke l’audacieuse, cette histoire avait besoin d’une forte tête comme elle ! 

Une femme ouvre la porte, petite, à la peau noire, probablement dans la soixantaine. Elle porte un tablier et un joli sourire qui s’estompe en voyant une troupe d’inconnus à sa porte : 

« Oui, c’est pour quoi ? 

— Excusez-nous de vous déranger, Madame, mais Ombeline est-elle là ? Nous pensons avoir retrouvé un sac qui lui appartient et nous aimerions le lui rendre. » 

Le sourire accueillant de la femme s’efface aussitôt, remplacé par une expression méfiante. Elle recule d’un pas et maintient la porte entrouverte, donnant l’impression qu’elle peut la fermer à tout moment : 

« Qui êtes-vous ? De quel sac parlez-vous ? » 

Béatrice, de sa voix posée, s’avance pour se placer devant ses compagnons. Son regard bienveillant semble vouloir apaiser la nervosité de la femme : 

« Bonjour, Madame Collin, vous vous rappelez de moi ? Béatrice… Béatrice Services, j’ai fait quelques travaux pour vous il y a quelques années… C’est moi qui ai donné votre adresse à ces gens, ils ont une histoire assez incroyable mais je crois vraiment qu’ils ont retrouvé le sac de votre fille Ombeline. C’est bien son prénom ? Votre autre fille s’appelle bien Nanthilde ? 

— Mais de quel sac parlez-vous ? 

— Madame, tente Edward d’intervenir, j’imagine à quel point cela peut vous paraître étrange : des inconnus qui débarquent chez vous, quelques heures avant le réveillon de Noël, pour demander à voir votre fille parce qu’ils auraient retrouvé son sac… Mais, promis, nous ne voulons rien de plus que rendre le sac qu’Alban, ici présent, a trouvé il y a quelques semaines – Alban, vous pouvez montrer le sac ? – C’est pourquoi nous voulons savoir si Ombeline est là et si elle a bien perdu son sac il y a quelques semaines du côté de Calais. »

La femme ne répond pas tout de suite et semble se crisper davantage…

Edward, d’un ton mesuré, poursuit ses explications, déterminé à dissiper ses doutes : « Voyez-vous, il y a dans ce sac un carnet de dessins et une lettre qui sont sans doute très précieux pour votre fille, si c’est bien à elle et si elle a fait le tour d’Europe dernièrement… Est-ce bien le cas ? »

Ils retiennent leur souffle, les yeux rivés sur la femme qui semble hésiter, tel un lapin pris dans les phares d’une voiture. Ils ne bougent pas, attendant avec impatience la réaction tant espérée. Alban tient le sac en l’air comme un trophée. 

Envoi du 21 décembre : 

Ça aurait pu durer longtemps si une jeune femme n’était pas venue voir qui était à la porte. 

« Mais c’est le sac d’Odilon, maman ! » s’écrie-t-elle spontanément. 

« ODILON » crie-t-elle sans reprendre son souffle. 

Un beau jeune homme débarque, la peau de couleur ambrée, avec des cheveux courts bouclés, une barbe de trois jours et des yeux marrons vifs. Son sourire est semblable à celui de la femme qui a ouvert la porte, enfin celui qu’elle arborait avant de devenir méfiante. Un jeune homme vraiment très séduisant. 

La scène qui suit est un peu confuse : le jeune homme reconnaît immédiatement son sac, l’attrape et exprime sa joie lorsqu’il découvre que le carnet y est encore. Il est extatique :

« Oh, vous l’avez retrouvé ! Merci ! Mais c’est incroyable, je l’ai perdu arrivé à Calais… Je suis tellement soulagé, vous ne pouvez pas savoir. Bien sûr, le portefeuille n’y est plus… Mais le carnet y est encore et ça, ça ne se remplace pas ». 

Sa mère le regarde, incrédule, alors il enchaîne en s’adressant à elle : 

« Je voulais pas te raconter ça, maman. Tu étais déjà assez inquiète pendant mon voyage. C’était stressant la déclaration de perte ou de vol au commissariat… L’ambiance à Calais, quand tu n’es pas blanc… Heureusement, j’avais mon téléphone et mon passeport dans mes poches. Et j’ai rapidement bloqué ma carte bleue. Et aujourd’hui, j’ai déjà fait refaire mes papiers manquants… Ne t’inquiète pas, maman. ». 

Le ton est affectueux, mais aussi fier quand il ajoute : « Une fois le stress autour des papiers passé, j’avais vraiment le seum pour mon carnet à dessins, ça ne se remplace pas ça… Maintenant, je vais pouvoir vous montrer mon voyage vraiment comme je l’ai vécu… »

Tineke finit par le couper, la patience n’étant toujours pas son fort : 

« Nous sommes heureux d’avoir retrouvé le propriétaire du sac et du carnet et c’était un sacré jeu de piste, croyez-moi. Par contre, là, j’ai l’impression qu’il nous manque des éléments… »

Ils sont toujours tous les huit dans l’entrée. Odilon trouve cela ridicule et leur propose de rentrer. 

Ils passent donc tous dans la salle de séjour. Elle n’est pas très grande mais bien décorée pour Noël. Le gris de l’extérieur est vite oublié. C’est très chaleureux ici. L’odeur du sapin qui trône dans un coin emplit la pièce. Il est décoré dans les tons dorés et rouges, code couleurs qui est repris par touches dans le reste de la décoration, un plaid posé sur le canapé, quelques guirlandes sur la tringle à rideaux et la nappe sans doute déjà mise pour le réveillon… 

C’est l’heure de la révélation des histoires des deux côtés. 

Les quatre voyageurs racontent leur périple, leurs aventures et leurs hypothèses pour arriver jusque là… Et l’explication manquante vient rapidement d’Odilon : Ombeline est son dead name13, ça fait huit ans qu’il a fait sa transition. 

« Odilon comme Odilon Redon14 ? » demande Alban.

De là, s’enchaîne une conversation naturelle entre les deux jeunes hommes. Ça parle peinture et c’est comme si le reste des personnes présentes n’étaient pas là. Alban s’anime plus que pour toutes les conversations qu’ils ont pu avoir pendant leur voyage…

Héloïse ne peut s’empêcher de les regarder, tous les deux, Alban et Odilon, en pensant qu’ils feraient un joli couple, on dirait deux gravures de mode… Puis, elle se reprend, elle se demande si elle n’est pas encore victime de préjugés de vouloir forcément imaginer que deux personnes queer vont se caser ensemble ; d’autant qu’elle ne peut pas savoir si Odilon aime les hommes… Et puis, encore une fois, on n’est pas obligé de tout ramener avec la possibilité de se mettre en couple ! 

De l’autre côté de la pièce, Madame Collin se confie à Tineke et Béatrice sur sa réaction à leur évocation du nom de naissance d’Odilon, sa voix se teinte d’amertume et de fatigue.  Elle explique que ce n’est déjà pas toujours facile d’être noire par ici, alors noir et trans… Beaucoup de gens s’en donnent à cœur joie sur les commentaires malveillants, plus ou moins derrière leur dos… Elle a toujours peur qu’on vienne les agresser, alors les entendre dire Ombeline pour Odilon lui a glacé le sang… Après l’expression de compassion de ces interlocutrices, elle ajoute : 

« Parfois, je me demande pourquoi les gens ne peuvent pas juste se dire que l’important c’est d’être heureux avec qui on est… Mais même mon ex-mari n’a pas su. Il est parti quand il a compris que je prendrais toujours la défense du bonheur de notre enfant… et sa famille blanche qui se targuait toujours de leur tolérance – ils se félicitaient de leur ouverture d’avoir accepté une belle-fille noire mais ils ne savent même pas aimer leur petit-fils tel qu’il est. Bref… »

Héloïse se sent un peu exclue de ces conversations. Elle recule d’un pas sans y prêter attention et se retrouve à marcher sur le pied d’Edward. Elle perd l’équilibre. Il la rattrape fermement par les bras, provoquant en elle un frisson qu’elle ne peut cacher. 

Merde. Elle a laissé son imagination vagabonder, et maintenant son corps réagit de manière incontrôlée à un simple contact physique, pourtant dénué de toute connotation érotique. En plus, elle vient de lui faire mal au pied ! 

« Excusez-moi, je… je voulais simplement vous empêcher de tomber. »
Et il s’excuse en plus ! Il a peut-être peur qu’elle l’agresse parce qu’il l’a touchée… mais c’est à elle de s’excuser pour son pied !
Elle est tellement confuse… 

Elle cherche désespérément une porte de sortie. Elle se tourne vers Nanthilde pour lui demander si c’était elle ou non la Nanthilde avec un accent du sud qui a fait une colo UCPA avec une autre Nanthilde.

Non, ce n’est pas elle. Héloïse s’en doutait un peu puisqu’elle n’a pas réagi quand ils racontaient cette partie de l’histoire… Mais c’est tout de même assez incroyable, cette série de coïncidences qui les a menés jusqu’à Odilon pour lui rendre son cahier ! S’ensuit une conversation sur l’originalité du prénom Nanthilde et l’incongruité de leur histoire… 

Edward est maintenant le seul silencieux, hors des conversations. Héloïse se sent coupable. Elle voudrait lui parler, trouver les mots justes, mais elle est embarrassée. Si seulement elle n’avait pas sorti les griffes cette nuit… 

Alors, la seule chose qu’elle trouve à dire, c’est un message rabat-joie à tout le monde :

« Je ne voudrais pas paraître désagréable mais le temps file et j’aimerais tout de même pouvoir passer Noël avec ma famille… »

Bon, elle est désagréable. Pourquoi ne peut-elle pas juste être naturelle avec Edward, comme avec les autres ? Elle repense à ce frisson qu’elle a eu lorsqu’il l’a rattrapée… Il est clair qu’un désir, sourd et inattendu, émerge en elle depuis quelques heures. Mais d’où vient ce sentiment ? Et qu’est-ce qu’elle est censée en faire ? C’est trop confus… Peut-être que la nuit sans sommeil n’aide pas…

Envoi du 22 décembre : 

Tineke réagit directement à l’apostrophe d’Héloïse, lui permettant de stopper le cours de ses pensées : 

« En effet, on devrait y aller… Marianne, c’était un plaisir de te rencontrer, peut-être pourrait-on se revoir ? Là, je dois aller faire la grand-mère gaga pour le Noël de mes petits-enfants mais j’adorerais repasser. Et si tu veux venir visiter Amsterdam, j’ai une petite chambre d’amis. » 

Il a fallu un quart d’heure pour que Tineke devienne familière avec la mère d’Odilon et Nanthilde et l’appelle par son prénom ! Marianne Collin a l’air de trouver ça tout à fait naturel : 

« Oh non, vous devez tous déjà partir… Quel dommage ! Je ne vous ai même pas proposé à boire ! Mais je comprends que vous êtes attendus pour fêter Noël…Vous savez que vous êtes tous, toujours les bienvenus ici ! »

C’est Nanthilde qui s’adresse à Alban : a-t-il des plans pour Noël maintenant qu’il a retrouvé la fameuse chère Patate ? – Remarque faite en bousculant son frère avec un clin d’œil. 

Alban se fige. Tout le monde le regarde. Réfléchit-il ? Plane-t-il ? Tineke ne lui propose en tout cas pas de le déposer quelque part… 

C’est Marianne qui vient à son secours avec la solution que probablement tout le monde espérait : 

« Vous voulez passer Noël avec nous, Alban ? Mes enfants disent que je prépare toujours trop à manger donc on a besoin d’aide… Bon, c’est pas le Noël de rêve, on est en tout petit comité mais promis, on rigole et on mange bien… » 

Alban accepte simplement. Il a son fameux sourire… Héloïse se dit et lui dit aussi que c’était un plaisir de le rencontrer – et pas que pour admirer son sourire (ok, la deuxième partie de sa pensée, elle la garde pour elle). Elle a de la gratitude pour le jeu de piste dans lequel il les a embarqués. Et c’est chouette de penser qu’il aura un Noël en famille aussi, finalement…

Repartir prend du temps. Tout le monde parle en même temps. On se dit que cette histoire est vraiment incroyable et qu’elle pourrait bien fonctionner comme synopsis pour un de ces téléfilms de Noël à regarder sous un plaid – une histoire certes difficilement crédible, mais dans laquelle on se laisse porter de plein gré…

Béatrice jubile d’avoir un truc intéressant à raconter chez sa sœur – même si celle-ci va probablement commencer par l’accabler de reproches pour son retard. Elle devait l’aider à préparer les canapés pour l’apéro ! 

Enfin, Tineke, Béatrice, Edward et Héloïse remontent en voiture. 

Tineke décide de reprendre le volant, elle a dormi, contrairement à eux et elle est bien remise mentalement de l’accident maintenant. Edward et Héloïse peuvent s’installer derrière pour essayer de se reposer, elle les emmène à Toulouse comme prévu, qu’ils ne s’inquiètent pas. 

Béatrice continue de discuter avec Tineke pendant les dix minutes qui les séparent de chez sa sœur. L’arrière de la voiture est silencieux.
Les pensées d’Héloïse la ramènent à la perception qu’Edward doit avoir d’elle, tellement négative… Alors que, pour elle, ces dernières heures ont radicalement changé l’image qu’elle avait de lui… Elle ressent désormais du désir, mais aussi de l’admiration et de la curiosité pour cet homme intelligent et finalement plutôt bienveillant…

Autoroute A62, 16h environ 

Béatrice n’est plus là, Tineke se concentre sur la route et dit à ses passagers à l’arrière que vraiment, ils devraient essayer de dormir pour profiter de leur soirée. 

« Même si je sais, Edward, pour vous ce n’est qu’une soirée comme une autre… Mais bon, on va dire que vous avez probablement besoin d’être en forme pour skier » ajoute-t-elle avec un sourire complice. 

Puis, le silence s’installe dans la voiture. Mais un silence plutôt chaleureux. Ils sont fatigués. Tineke a probablement besoin de se concentrer, mais elle donne l’impression de les couver du regard en les regardant de temps en temps dans le rétroviseur. L’animosité qu’elle avait pour son passager anglais s’est envolée avec l’accident. Elle est ravie du voyage et n’est pas près d’oublier la route de Noël de cette année. 

Les kilomètres défilent. Rien ne se passe en apparence. Mais Victor Hugo, pour parler de ce qu’Héloïse vit, aurait écrit « une tempête sous un crâne » (bon, ok, le dilemme d’Héloïse est peut-être un peu moins crucial que celui de Jean Valjean face à la responsabilité de savoir qu’un inconnu risque d’être condamné à sa place…).

Héloïse réfléchit intensément ; oui, elle sent une attraction pour son covoitureur, clairement quelque chose de physique (il fait chaud dans cette voiture) mais aussi d’intellectuelle : envie de le connaître, envie de l’entendre encore faire si bien preuve d’intelligence. Ils n’ont peut-être pas tant que ça en commun en apparence mais lui aussi avait l’air de lui porter de l’intérêt. Est-ce trop tard ? 

Héloïse finit par attraper son carnet dans son sac. Elle l’ouvre à une page vierge et écrit.

Envoi du 23 décembre :  

Puis, sans oser le regarder dans les yeux, elle touche la main d’Edward et lui fait passer le cahier.
Il lit : 

« Je vous dois des excuses pour ma réaction sur l’aire d’autoroute. Vous ne méritiez pas ma colère alors que vous me partagiez votre attirance en toute vulnérabilité. J’étais surprise et je crois que je me suis sentie attaquée. »

Edward lui demande de la main son stylo. Il répond… Que les secondes sont longues pendant qu’il écrit. Et en même temps courtes, tellement Héloïse a un peu honte, et peur. 

Le cahier repasse dans les mains de sa propriétaire, tandis qu’Edward, lui aussi, ose à peine la regarder.  De sa jolie écriture régulière et soignée, il a écrit :

« C’était maladroit de ma part de vous faire part de ce que je ressentais de façon aussi brusque. Et puis ma remarque ensuite était tellement puérile et gratuite. C’est à moi de vous présenter mes excuses. Je ne peux me rappeler cette scène sans ressentir une très grande honte. » 

Héloïse écrit rapidement : « Nous avons tous les deux réagi avec impulsivité et des mots qui nous dépassaient… », elle lui tend le cahier… Puis sa main, pour la serrer, pour repartir sur de bonnes bases ? 

Edward prend sa main dans les siennes tout doucement, il l’approche de ses lèvres, mais suspend son geste à la dernière seconde. Il lève les yeux vers Héloïse et la regarde intensément, ses yeux sont remplis de douceur et demandent : « Je peux ? » 
Héloïse sourit et cligne des yeux en inclinant un tout petit peu la tête. Un oui en silence pour qu’il porte le dos de sa main à ses lèvres. Doucement, il y pose sa bouche, un baiser doux mais intense aussi…. Cela dure quelques secondes. Oh my god, c’est tellement désuet le baisemain mais il y a plus que des manières old-fashion de gentleman anglais dans ce baiser…

Héloïse reprend délicatement sa main. Edward ne semble à nouveau pas oser la regarder, il a sûrement peur de s’être trompé encore… 

Héloïse reprend le cahier et se met à écrire frénétiquement, en travers des lignes :

« Je crois que j’ai envie d’en savoir plus sur votre attirance, si elle a survécu à l’affront… Mais aussi d’explorer la mienne pour vous, une attirance qui semble grandir à chaque minute…  » et elle tourne le cahier vers Edward. 

Ce qui se passe en Héloïse à ce moment-là, c’est une montée du désir libre. Une brèche dans un mur. Une ouverture vers tout un champ de possibles. Elle se sent audacieuse, espiègle, prête à s’aventurer sur de nouveaux territoires émotionnels et sensuels. Explorer sans les limites des images clichées ce que devrait être la rencontre d’un homme. S’offrir une autre voie de liberté, celle de désirer et peut-être d’aimer. Elle n’a jamais été aussi vulnérable qu’en exprimant noir sur blanc cette envie-là. Elle est aussi profondément vivante et elle-même à ce moment-là. 

Edward prend le cahier : « Que se passerait-il si je commençais par poser mes lèvres sur les vôtres, là maintenant ? »

Ce sont les lèvres d’Héloïse qui viennent à la rencontre de celles d’Edward. Là, elle y trouve une tendresse palpable, mais aussi une intensité qui la surprend un peu. Il y a une certaine maladresse dans ces deux bouches qui se désirent et se rencontrent pour la première fois. Elles se cherchent un peu, se trouvent. Et chaque sensation est amplifiée : la chaleur de leurs respirations mêlées, le frisson qui parcourt leur peau au contact des lèvres de l’autre, la douceur de ce geste qui semble balayer tout ce que ses lèvres auraient pu dire de blessant. C’est doux, fort et terriblement provocateur. Il faut reprendre son souffle. 

Héloïse murmure : « Apparemment rien de grave…

— Comment ça, rien de grave, il était si mauvais que ça mon baiser ? »

Il aborde un sourire qu’elle lui découvre pour la première fois. 

Héloïse éclate alors d’un grand rire, léger et un peu fou, balayant définitivement toute discrétion !

Tineke, qui était concentrée sur la route, sursaute et demande ce qui se passe, un peu paniquée… 

Edward répond le plus naturellement du monde : 

« Je ne peux pas répondre à la place d’Héloïse mais en ce qui me concerne, je crois que je suis en train de tomber amoureux… à moins que ce soit déjà le cas depuis une centaine de kilomètres ! »

Amoureux… il n’a pas peur des grands mots. Mais il les prononce avec sincérité, et dans ses yeux brillent l’admiration, la joie, la vulnérabilité, un feu intense et une tendresse profonde. 

Héloïse ne sait pas trop comment qualifier ses sentiments à elle. C’est quoi le désir et c’est quoi l’amour ? Est-ce un coup de foudre ? Peut-être bien. Il n’y a pas que de l’attirance physique, elle sent de l’admiration, de la confiance, une envie de partage… Mais surtout, elle n’a plus envie de se poser mille questions. Elle sourit. Pas besoin d’étiqueter ce qu’elle ressent, elle, actuellement. Elle sent simplement que ça lui paraît juste de le vivre. C’est étonnant et c’est beau. 

Mais ce qui est peut-être encore plus incroyable, c’est que Tineke, d’abord, ne dit rien ! Elle, la grande bavarde, celle qui a un commentaire à faire sur tout, ne sait pas quoi dire !  

Puis elle éclate de rire. 

« Mais quel voyage ! Ça commence à faire presque trop de miracles de Noël en une journée, là… Mais profitez les enfants, il n’y a rien de mieux que de tomber amoureux ! »

Le reste du voyage est doux. Edward et Héloïse discutent enfin naturellement. Parfois, Tineke met son grain de sel. On sent qu’elle essaie de les laisser tranquilles mais c’est dur de ne pas intervenir. Ses remarques et ses blagues ne dérangent pas, c’est un peu d’épices à leurs conversations qui tendraient sinon à devenir trop mielleuses. Quand on apprend à se connaître avec les yeux de l’amour et du désir, tout n’est que merveille. Edward reste Edward et lève de temps en temps les yeux au ciel à ces commentaires ; mais il y a une forme de tendresse dans le sourire qui l’accompagne. 

De quoi parlent-ils, les deux tourtereaux ? Ils se racontent en petites histoires, ils disent qui ils sont. Ils tissent aussi déjà leur propre mythologie en revenant sur ces premières heures à se connaître, se chercher et s’éviter. Tout cela par touches, avec bonheur et rires aussi. Il se disent enfin tu aussi. 

« Il y a des cas où parler de vous ne vous répugne pas tant que ça, mon cher Edward. » ne peut s’empêcher de commenter Tineke… 

Mais ce n’est pas du small talk, c’est du deep talk15. Avec pudeur et anecdotes, ils parlent de leurs valeurs, de leurs espoirs, de qui ils sont… 

La fin du voyage arrive presque trop vite. Ils espèrent, encore confusément mais déjà ardemment, que ce n’est que le début de l’histoire qui est en train de s’écrire sur cette banquette arrière…

Quelle route vers Noël ! 

Envoi du 24 décembre : 

Épilogue : Village de Saint-Lizier, c’est Noël !

Vous avez sans doute envie de savoir ce qui s’est passé après…

Tineke était visiblement émue en se séparant de ses covoitureurs sur le parking de l’aéroport de Toulouse-Blagnac. Ils ont promis de se donner des nouvelles. Ils ont même parlé de prévoir un jour un nouveau voyage à Villeréal ensemble… Et puis, elle est partie vers sa famille.  

Et les amoureux en devenir ?

Il était difficile de songer à se séparer avec tous les kilomètres que ça leur a pris de se trouver… Héloïse voulait passer Noël avec sa famille et Edward n’avait personne qui l’attendait. Juste une allergie à la fête. 

Faut dire qu’il y a un historique… Dans sa famille, on fait apparemment un concours à qui exprimera le mieux son mépris de classe et sa supériorité. Tout ça dans une ambiance lourde et ennuyeuse – le décor de Beaulieu Palace ne rattrape pas tout… C’est ce qu’a compris à demi-mot Héloïse. Ça explique son rejet de Noël et à sa mauvaise humeur au premier abord. Même s’il aime vraiment le ski, partir tout seul dans les montagnes était plutôt du dépit qu’une vraie envie…

Alors qu’ont-ils décidé ? 

C’était un peu prématuré de ramener l’anglais au réveillon de famille mais Héloïse a proposé de jouer la carte de « il est tout seul pour Noël et ça me fait plaisir qu’il soit là » sans plus d’explications. Elle n’en doit à personne et sa famille est assez respectueuse pour épargner les commentaires. En tout cas, pas en présence de l’homme en question… 

Et Edward a dit oui !  

« Papa, ça t’embête qu’on ramène un invité de plus ? » furent les premiers mots d’Héloïse après avoir embrassé son père, qui est venu seul la chercher à l’aéroport. Il a eu l’air surpris mais il a dit qu’on n’était plus à une personne près, surtout si c’était un ami, mais qu’il fallait tout de même appeler sa femme pour savoir si ça lui allait. La mère d’Héloïse n’a pas hésité à accepter. 

Durant le trajet entre Toulouse et Saint-Lizier, le père d’Héloïse a surtout parlé avec sa fille. Rien d’hostile pour Edward, simplement l’amour pudique d’un parent qui retrouve son enfant après tant de mois sans la voir.

Ils sont arrivés directement pour l’apéritif. La maman d’Héloïse a été très chaleureuse avec leur invité surprise, comme elle sait l’être. Et c’est elle qui l’a présenté au reste de la famille comme « un ami d’Héloïse ». Personne n’a rien dit. 

Il faut dire aussi qu’Edward est charmant, surtout avec le sourire qui ne le quitte plus depuis que quelques mots sur un cahier l’ont enchanté.

La soirée est passée assez vite. La nourriture était délicieuse, comme d’habitude. Héloïse était heureuse de voir son frère et sa belle-sœur discuter avec Edward de musique, un sujet qui semblait les réunir. Héloïse a découvert au passage l’étendue de la culture d’Edward, mais aussi la profondeur de ses analyses, sans pédantisme. Il a bien eu quelques conversations creuses et des questions qu’Héloïse s’inquiétaient de voir poser, mais Edward a été poli et ne s’est pas fermé. Héloïse a pris ça pour un compliment pour elle, elle a ressenti l’effort qu’il a pu faire… Mais pour être honnête, il a surtout passé sa soirée à la dévorer des yeux. 

Et quand le long repas a pris fin, qu’on a dit qu’il fallait coucher les enfants, les amants en devenir ont profité de l’opportunité pour évoquer un long voyage qui les aurait fatigués… Probablement que personne n’était dupe mais peu importe ! 

Ô, le plaisir de le prendre par la main pour l’emmener, là-haut, dans les combles aménagés, dans sa chambre de jeune fille. 

Ils sont là, incroyablement ensemble après cette nuit froide et agitée. 

Elle se sent un peu gênée en voyant, sur un vieux fauteuil, les doudous qui dorment là depuis des années. Sur le contreplaqué du mur mansardé, les posters des groupes et paysages qui l’ont fait rêver adolescente, et quelques citations punaisées… Il y a celle-ci qui lui saute aux yeux :  Though my soul may set in darkness, it will rise in perfect light; I have loved the stars too truly to be fearful of the night16.
Héloïse pense à l’adolescente qui a tellement rêvé d’un homme qui la regarde comme Edward la regarde à ce moment-là…
Pour dissiper un peu la gêne et l’émotion qui l’étreignent d’un coup, elle ne peut s’empêcher de le taquiner un peu : 

« Et alors, tu as survécu à ce réveillon, tous ces trucs kitsch, matérialistes et artificiels ? » 

Il porte le sourire qu’elle lui a donné.  

« Je crois que j’étais trop enchanté pour le réaliser. »

Son romantisme et son regard de merlan frit touchent plus Héloïse qu’elle ne l’aurait pensé.

Que ressent-elle vraiment ? Elle ne se pose pas tellement la question, ce n’est pas important, pas maintenant. Elle est joie. 

Et excitation. Elle brûle toujours de savoir le goût de sa peau. Alors, elle pose à nouveau ses lèvres sur les siennes… 

Doucement, il la déshabille. Il commence à promener ses doigts sur chaque centimètre carré de sa peau. À chaque étape, il lève les yeux vers elle avec cette question parfois silencieuse parfois verbalisée avec douceur mais toujours claire « Je peux ? Tu en as envie ? ». Elle dit oui. À chaque fois, elle dit oui. Elle le crie presque. 

Mais avant qu’il descende à son sexe, elle veut le déshabiller, elle veut sa peau nue sous ses doigts à elle ; la rencontre des épidermes, la sensation de la chaleur qui se partage, l’odeur de la peau dans tous les recoins du corps. C’est tellement beau à découvrir le corps d’un homme qu’on désire… 

Elle veut le regarder, encore et encore et en même temps, elle sent son corps qui commence à trembler sous les vagues du plaisir, ses yeux se ferment, des gémissements sortent de sa gorge, et elle plonge dans les premières jouissances de sa nuit de Noël…

Mais ce n’est pas assez. Oh non, comment répondre à tout ce désir ? Comme une bête qui sortirait de cage après des mois de captivité. Après avoir repris pied, elle a soif de son corps à lui, à quoi ressemble-t-il, lui, quand il perd le contrôle ? 

« Je peux t’explorer aussi ? » 

Le sentir, le toucher, passer les mains dans ses cheveux et dans son cou, promener ses doigts sur son torse, délicatement puis plus profondément, le voir frémir… 

« Héloïse, si à un moment, tu me veux en toi, il va falloir que je récupère le préservatif qui est dans mon sac avant de perdre tout contrôle. On n’est pas obligé mais si c’est ton désir… »

Que c’est bon de se sentir tellement en sécurité avec quelqu’un ! Ce que l’on peut donner et ce que l’on peut prendre quand on se sent aussi respectée que désirée… 

Edward n’a pas le corps d’un dieu grec. Il a un petit embonpoint au niveau du ventre, une invitation moelleuse à y poser la tête. Il a un torse avec quelques poils épars et des épaules marquées de petites cicatrices, souvenirs d’acné. Sa peau sent incroyablement bon, entre la lessive de ses vêtements et une odeur un peu plus âpre, comme du chocolat noir. Il a des jambes et des fesses musclées et un petit grain de beauté étrange à la naissance du dos.

Quand il jouit, ses dents supérieures viennent mordiller sa lèvre inférieure. Les quelques bruits qu’il émet sont sourds, il garde peut-être un tout petit peu de retenue… Ça donne envie de voir si on peut aller plus loin. Héloïse se sent vraiment gourmande cette nuit… Dormir, dormir, pourquoi ? Quand il y a tout un continent de plaisir à découvrir. Toute la fatigue de la dernière nuit dans la voiture sans sommeil est envolée pour le moment ! 

Stendhal aurait dit : « Quelques heures après, quand Edward sortit de la chambre d’Héloïse, on eût pu dire, en style de roman, qu’il n’avait plus rien à désirer ».
Sauf que le grand écrivain aurait eu tort ! Il est hors de question qu’Édward sorte de la chambre d’Héloïse ! Et c’est aussi de son désir à elle dont il est question… Il n’y a pas que les Julien Sorel dans les histoires d’amour. Et puis, le désir si fort d’une passion naissante renaît comme le phénix des cendres et il y a tellement à explorer. 

« On va peut-être manquer de préservatifs… Tu n’en as pris qu’un ? 

— Je n’avais pas prévu de passer mes vacances au lit avec une femme si désirable, il y en a pas qui traînent dans cette chambre ?

— Tout ce qui traîne dans cette chambre, mis à part nos vêtements, date de plus de quinze ans donc même si on en trouvait, ça ne le ferait pas…

— Oh, ce n’est pas grave. Le plaisir ne se résume pas à la pénétration ; il y a tant d’autres manières de te faire l’amour. »

Et ses mots crus mais tellement libérateurs donnent un frisson de désir à Héloïse et ils replongent dedans… 

Entre deux excursions dans les ardeurs du plaisir, il y a la tendresse simple de se blottir dans les bras, pour reprendre son souffle et badiner… Héloïse, les joues rouges, est pleine d’espièglerie et ne peut s’empêcher d’asticoter son dulciné17 :

« Notre histoire ressemble peut-être un peu trop à celle de Mr Darcy et Elisabeth, non ? Tu sais, le mec qui a d’abord l’air antipathique, qui tombe amoureux, qui fait une proposition qui est violemment refusée, puis le changement pour l’héroïne qui finalement espère et provoque sa chance… Comment le cynique de Noël vit ça ? »

Edward la regarde avec un sourire doux : 

« Je ne crois pas que Jane Austen ait écrit de romance de Noël… Si ça se trouve, elle partageait mon avis de Grinch sur la fête ! Mais j’apprécie le compliment d’être comparé au personnage de roman le plus séduisant de la littérature anglaise. »

Et après un silence et un sourire, il ajoute en l’embrassant tendrement dans le cou : « Joyeux Noël, Héloïse. » 

Envoi du 25 décembre :

Remerciements 

Chère lectrice, cher lecteur, 

Merci de m’avoir fait confiance, et d’avoir laissé un peu de place à Héloïse, Edward, Tineke et Alban dans ton mois de décembre. J’espère que cette histoire t’a apporté·e un peu de rêve, de rires et de chaleur.

Ensuite, si tu souhaites garder Sur la route de Noël dans ta bibliothèque virtuelle et la relire, voici le fichier en PDF et en EPUB.

Je voudrais aussi remercier les personnes sans qui cette histoire n’aurait pas pu voir le jour :

  • À toutes les personnes dont j’ai emprunté des petits détails pour enrichir cette histoire : j’espère que vous ne m’en voulez pas (et pas de panique, ça ne veut pas dire que vous devez penser que vous êtes le personnage !). Merci de m’avoir inspirée.
  • À l’homme à qui Edward ressemble vraiment beaucoup — j’espère qu’il ne lira jamais cette histoire, ce serait embarrassant. Mais merci de m’avoir donné l’impression de vivre le début d’une comédie romantique dans les quels mois où nous nous sommes fréquentés…
  • À mon amoureux, que j’aime plus que toutes les comédies romantiques : merci d’avoir prêté tes bottes roses à Alban, et surtout, merci pour ton soutien et ta confiance indéfectibles dans un autre de mes projets.
  • À Tiphaine (avec un i) qui a su trouver les mots qui poussent dans le dos quand j’étais si frustrée de voir que les traumas du sexisme s’invitaient au milieu des paillettes. J’espère avoir su écrire quelque chose qui nourrisse nos imaginaires loin des modèles toxiques…
  • À Typhaine (avec un y), merci d’avoir été la première à lire ce texte alors qu’il était encore brut. Ton enthousiasme m’a donné la motivation d’aller jusqu’au bout de l’aventure.
  • À Marion, Léa, Adèle, Sarah-Lisbeth, Sylvain et Laëtitia : merci d’avoir porté un regard critique pour déceler tout ce qui pouvait clocher dans mon manuscrit. Parfois, ça piquait, mais c’était nécessaire. Et vos mots doux sur l’histoire m’ont aussi permis de continuer à travailler.
  • À toutes les personnes qui se sont enthousiasmées pour cette histoire : merci, votre emballement a été une motivation précieuse pour ne pas abandonner en cours de route.
  • À Lucie, pour tout le graphisme autour de ce projet et surtout cette magnifique couverture. J’espère qu’on n’aura pas besoin que Hollywood achète les droits pour avoir une excuse de papoter ensemble autour d’une bonne bouffe ou d’un botterham.
  • À Gwenaëlle, toujours là pour répondre à mes appels à l’aide concernant les questions techniques informatiques et cerise sur le gâteau – ou plutôt glaçage sur les sablés de Noël – m’offre en plus son enthousiasme à l’idée de chacun de mes projets.

Je ressens beaucoup d’amour et de gratitude d’être arrivée au bout de cette aventure. 

Si tu veux continuer à me lire, tu peux t’abonner à ma petite lettre et/ou me suivre sur Instagram

(Et sinon, rien n’est encore fait mais j’ai une idée de suite à cette histoire qui est en train de germer…) 

Et pour conclure, je voulais te souhaiter un très beau Noël.

Avec amour et bienveillance (toujours),

Claire

  1.  Albert Heijn est LE supermarché néerlandais par excellence. ↩︎
  2. Boterhammen:  les sandwiches à la néerlandais, sans vouloir manquer de respect à ma culture d’adoption, ça ne fait pas rêver. C’est du pain type pain de mie, brun, avec dedans une tranche de jambon, de fromage, du beurre de cacahuètes ou du filet de poulet en tranche (et c’est bien « ou », pas « et », basique, on a dit). Et c’est ce que mangent pour leur pause déjeuner la plupart des enfants à l’école et des adultes au boulot. ↩︎
  3. Quelque chose comme « cela ne nous amuse pas » ou « cela ne nous fait pas rire » mais la version anglaise à quelque chose d’un peu plus pédantesque, surtout quand on sait que la citation est prêtée à une reine d’Angleterre. ↩︎
  4. Si vous n’avez pas fait reconstruire un vieux château (moi non plus cela dit), vous ne savez peut-être pas ce qu’est une fenêtre à meneaux. Les meneaux sont des séparations verticales et horizontales en pierre des différents parties de la fenêtre. On parle aussi de fenêtres à croisée. ↩︎
  5. Joyeux Noël de Christian Carion, sorti en 2005. ↩︎
  6. Wacht : attends / attendez en néerlandais  ↩︎
  7. C’est la Porte de Brandebourg (je ne voudrais pas que la question non répondue perturbe votre lecture).  ↩︎
  8. Hollandaise n’est pas synonyme de Néerlandaise, la Hollande n’est en fait qu’une partie (certes grande et peuplée) des Pays-Bas, Rotterdam, La Haye et Amsterdam sont bien en Hollande, pas Utrecht, Groningue ou Maastricht. Mais Tineke est Amstellodamoise, donc bien Néerlandaise et Hollandaise.  ↩︎
  9. Adelphique : on peut préférer l’adjectif adelphique à fraternel pour parler de lien entre un frère et une soeur, car la fraternité fait plutôt référence à des frères. Il faut savoir que cet adjectif existe depuis longtemps, notamment en anthropologie, on peut parler de polyandrie adelphique ou en sciences politiques de succession adelphique. Et personnellement, je trouve que « adelphique » à un petit côté féérique dans sa sonorité alors caser ce mot, c’est comme mettre un petit elfe de Noël dans mon histoire… ↩︎
  10. La proprioception est la capacité du corps à percevoir la position et le mouvement de ses muscles, articulations, et membres dans l’espace, sans avoir besoin de les regarder. Le sens vestibulaire, quant à lui, est lié à l’oreille interne et permet de détecter les mouvements de la tête ainsi que l’équilibre, aidant ainsi à maintenir la posture et la coordination. ↩︎
  11. Il n’y a quasiment jamais de volets aux maisons néerlandaises. Et culturellement, aux Pays-Bas, laisser voir l’intérieur de sa maison montre qu’on n’a rien à cacher : c’est l’héritage des valeurs calvinistes de transparence et de modestie. C’est aussi une préférence pour laisser entrer la lumière naturelle, essentielle dans un pays où le climat peut être assez gris. ↩︎
  12. Chanson de Hervé Cristiani, de 1981 (il est fort probable que les parents d’Héloïse aient écouté Nostalgie dans la voiture toute son enfance et son adolescence). « Il est libre, Max, y en a même qui disent qu’ils l’ont vu voler » est le refrain. Je suis désolée pour la chanson dans la tête pour la journée. ↩︎
  13. Dead name ou morinom est le prénom reçu à la naissance par une personne en ayant changé suite à une transition de genre. ↩︎
  14. Odilon Redon est un peintre français symboliste du début du dix-neuvième siècle.  ↩︎
  15. Small talk veut dire en anglais faire la causette, la conversation, sans profondeur ; deep talk au contraire fait référence aux conversations profondes qui permettent de réellement se connecter à son interlocuteur.  ↩︎
  16. “Même si mon âme se couche dans les ténèbres, elle s’élèvera dans une lumière parfaite ; J’ai trop aimé les étoiles pour avoir peur de la nuit” (citation de Sarah Williams extrait du poème The Old Astronomer↩︎
  17. Techniquement, en français, dulcinée n’est utilisé qu’au féminin mais il est temps que ça change, non ?  ↩︎