Ton roman feuilleton du mois de décembre

Envoi du premier décembre : 

Amsterdam, 23 décembre, fin de journée 

Héloïse a pris sa journée. 

Pas besoin de courir pour aller à l’aéroport, elle peut prendre le temps de faire sa valise. Son avion ne décolle qu’à 20h. Elle a le temps d’arriver, de s’enregistrer et de passer la sécurité sans stress – si elle n’oublie pas de retirer sa bouteille du sac avant. 

Elle n’aime pas trop prendre l’avion ; ce n’est pas le vol en lui-même qui l’angoisse, mais plutôt la peur d’oublier quelque chose, d’arriver en retard, de rater son embarquement…

Elle se félicite de son organisation. 

Enfin les vacances…

Elle a mis un message d’absence pour les mails. Une pause bien méritée ! Elle est heureuse de retrouver sa famille qu’elle ne voit pas si souvent vu les 1 250 kilomètres qui les séparent… 

Bien sûr, elle a dû courir pour trouver des cadeaux qui feraient plaisir à tout le monde et rentreraient dans sa valise. Elle n’est pas sûre d’avoir réussi pour le premier critère, mais elle se dit que le plus important est de passer du temps ensemble (et que sa valise puisse fermer !).

Elle aime vraiment Noël. Certes, c’est moins drôle quand on est adulte et qu’on doit organiser, mais il y a quelque chose de magique avec les lumières, les bons repas, la joie dans l’air… Ses neveux et nièces ont l’âge parfait pour croire à un vieux barbu qui passe par la cheminée pour les gâter. Et ses parents prennent quand même la plus grosse part de la charge mentale et logistique. Ça va être chouette… Elle a vraiment hâte d’y être !

Schiphol airport, 18h

Il fait déjà nuit et le temps est à l’orage mais rien ne peut entacher la bonne humeur d’Héloïse. Le terminal est illuminé par les décorations de Noël, ça lui donne envie de danser.

Elle récupère un sandwich à Albert Heijn To Go1. Elle ne peut s’empêcher de penser que demain matin, ce sera du vrai pain qu’elle pourra manger au petit déjeuner. Sa maman ira sûrement à la boulangerie aux aurores pour offrir une baguette fraîche à sa chère fille expatriée. Quinze ans en terres bataves et Héloïse se fait ses tartines au pain carré néerlandais sans ciller, mais le pain français est le premier plaisir du retour à la maison !
L’enregistrement et le passage de la sécurité se font sans difficulté. Héloïse a le temps de rejoindre son terminal d’embarquement. 

Elle passe par les boutiques du duty free et une vitrine remplie de délicieux chocolats emballés dans des papiers brillants et colorés attire son regard. Et si elle ramenait quelques douceurs pour le repas du réveillon ? 

Non, ses parents ont probablement déjà prévu trois fois trop et sa tante va râler si on lui donne des chocolats industriels. 

N’empêche, Héloïse sourit en imaginant déjà les grogneries de tante Agathe.

Demain, c’est Noël et d’ici quelques heures elle sera dans cette maison où elle a grandi, avec le poêle allumé et l’ombre de ses chères montagnes à la fenêtre. 

Ce petit refuge de vieilles pierres avec son toit rouge et ses volets qui grincent au vent, le sol carrelé qui oblige à porter des chaussons. Et puis, le sapin de Noël, toujours choisi un peu trop grand par son père, qui engloutit la moitié du salon et qu’on fait chanceler régulièrement en passant trop vite… Heureusement, les décorations sont toujours celles que ses parents avaient achetées dans son enfance, celles qui ne cassent pas. S’y mêlent aussi les productions de leurs jeunes années : le père Noël en rouleau de papier toilette, l’ange en pâte à sel, l’étoile décorée de paillettes (paillettes qu’on retrouve encore des semaines après sous les chaussons)… 

Et Héloïse imagine déjà toutes les bonnes odeurs s’échappant de la cuisine des années 80. Cette pièce chère à son cœur avec ses placards en bois vieilli. À l’heure actuelle, les plats et douceurs doivent être en train d’y naître. Héloïse a toujours été étonnée de la capacité de sa mère de mener plusieurs recettes de front, la plupart de tête, dans ce qui paraît un grand bazar. Petite, elle se faufilait pour aller toucher, sentir et goûter… Ce qui ne manquait pas de faire râler sa maman. Aujourd’hui, elle aime simplement se mettre sous ses ordres et faire partie de la magie même si elle n’est toujours pas capable de retenir une recette. 

Et puis, trouver refuge dans sa chambre de jeune fille, les combles aménagés, les poutres apparentes et le velux d’où elle peut voir le ciel allongée sur son lit. Et les étoiles qui lui sourient, gardiennes silencieuses des secrets de son enfance et des rêves de ses nuits passées sous leur douce lumière.

Et bien sûr, retrouver son frère, leur complicité malgré les années et la distance. Taquiner ensemble leur père, se raconter leurs vies, bien différentes aujourd’hui mais dans lesquelles on retrouve des clins d’œil à leur passé commun. Se faire interrompre par les enfants qui sautent partout et qu’on envoie chercher du bois quand on veut cinq minutes de calme… Vivre tous ensemble à nouveau pour quelques jours, se dire que ça fait trop de bruit, mais du bruit joyeux. Se coucher bien trop tard, à refaire le monde comme à l’adolescence. Discuter aussi avec sa belle-sœur qui, bien que discrète et méfiante au début de leur relation, a su se faire une place dans la famille et dans le cœur d’Héloïse. Et les enfants, les trois tornades qui grandissent tellement plus vite quand on ne les voit que deux fois par an…

Héloïse y est déjà alors qu’elle prend place sur un siège pour attendre l’affichage de la porte d’embarquement. 

Quand soudain :
« Mesdames et messieurs, votre attention s’il vous plaît, en raison d’une combinaison de fortes rafales de vent, de pluie et d’une mauvaise visibilité, nous devons suspendre dès à présent et pour vingt-quatre heures le trafic aérien. La tempête ne fait qu’arriver sur notre territoire et les conditions sont déjà plus mauvaises qu’anticipées. Aucun avion ne peut atterrir ou décoller pour le moment sans mettre en danger la sécurité des passagers. Nous vous prions de… »
En néerlandais. En anglais. En français. Sans discontinuer et sans oublier aucune langue européenne.

Envoi du 2 décembre : 

Attends, quoi, pas d’avion ? Pas avant demain ? Comment est-ce possible ? 

Héloïse ne comprend pas. Une agitation se propage dans le terminal. Les messages à répétition le confirment encore et encore : impossible de voler vers son Noël familial.
Héloïse est abattue et n’arrive pas à penser à autre chose que « Mais c’est pas possible ! »

Pourtant, un Noël bloquée à l’aéroport, avec pour seule compagnie un sandwich industriel au pain de mie, ça devrait la faire réagir…

C’est à ce moment qu’une femme dans la soixantaine, cheveux courts et tendance dynamique (le genre à faire du yoga avant même le petit déjeuner et à monter un meuble Ikea sans consulter la notice), la sort de son hébètement : 

« Vous deviez aussi aller à Toulouse, non ? 

— Oui, comment vous le savez ? réagit Héloïse surprise.

— Je sais reconnaître une française quand j’en vois une ! L’expérience, jeune fille ! » Le français est parfait mais avec un accent néerlandais prononcé. Et les propos sont accompagnés d’un haussement d’épaules. 

Et avant qu’Héloïse ait pu réagir (en quoi a-t-elle l’air française ? Son mètre soixante-deux, peut-être ? Parfaitement dans la moyenne en France, mais petite pour une Néerlandaise. Ou alors parce qu’elle est blanche, brune avec un carré court et des yeux noisette… On lui a déjà dit qu’elle ressemblait un peu à Audrey Tautou, mais est-ce suffisant pour la cataloguer ?), la dame continue : 

« Je m’appelle Tineke, et voyez-vous, mon fils a épousé une française et vit heureux avec elle dans la ville rose. Tout ce bonheur conjugal m’a fait grand-mère, mais à 1 200 kilomètres de chez moi. Pas toujours pratique, je vous assure ! Et comme leur deuxième héritier est né il y a six semaines, je n’ai pas encore eu l’occasion de le rencontrer donc autant vous dire que je suis très frustrée d’être privée de Noël en famille par un coup de vent ! » 

Héloïse partage sa frustration mais ne voit pas trop pourquoi cette femme lui déballe tout cela. Le flot de paroles ne lui permet pas de former une réponse à ce monologue qui continue :
« Je suis plus têtue qu’une tempête… j’ai une idée ! Mon automobile est au parking P3 où elle devait se reposer tranquillement en me coûtant une fortune en frais de stationnement… Je me blâmais un peu de ma fainéantise qui m’a poussée à venir en voiture plutôt qu’en transports en commun mais j’ai bien fait : je pense qu’elle peut nous emmener à Toulouse. Je suis trop vieille pour faire quinze heures de route toute seule, en grande partie dans la nuit, mais si vous voulez vous joindre à moi, je vous emmène et vous serez en France pour le réveillon. Vous avez le permis ? »

Héloïse sous le tourbillon de tout ce qu’elle vient d’entendre en si peu de temps, se retrouve simplement à répondre en néerlandais (avec son petit accent à elle qui sonne cocorico) qu’elle a le permis et qu’elle parle néerlandais aussi…
« Bien, vous êtes parfaite mademoiselle ! Je vous embarque à bord de mon carrosse ? »

Héloïse hésite un instant. Accepter de passer quinze heures dans une voiture avec une inconnue est un peu fou…

Ça serait un long voyage, d’autant qu’elle ne dort que couchée. Et pas sûre que ce soit calme avec une covoitureuse si bavarde. Cette Tineke a l’air d’être un sacré personnage… Ça pourrait être drôle à défaut d’être reposant ! 

Et puis, partager une voiture avec une inconnue pendant quinze heures… Si ça, ce n’est pas l’esprit de Noël, qu’est-ce que c’est ?

Mais surtout, le réveillon dans la maison de son enfance, entourée de toute sa famille lui semble à nouveau accessible ! 

Tineke se met à chercher d’autres voyageurs potentiels et revient accompagnée d’un homme que les magazines féminins qualifieraient sans doute de « dans la force de l’âge », impossible de savoir s’il s’approche plus des 40 ou des 30 ans. Il est de taille moyenne (en tout cas pour les standards d’Héloïse), ni très maigre, ni particulièrement gros ou musclé. Sa peau blanche fait ressortir un regard intense dont Héloïse n’arrivait pas à cerner la couleur. Bleus, gris, vert foncé ? Elle n’en est pas sûre, mais il est évident que cet homme porte une attention particulière à son apparence. Ceinture et chaussures en cuir cognac, jean bleu foncé bien coupé, chemise bleu pâle aux motifs géométriques subtilement originaux, et une veste en velours bleu nuit. Le tout compose un ensemble presque intimidant. Des cheveux raides coupés assez courts, coiffés vers l’arrière mais dont une petite mèche a l’air de se rebeller à la naissance du front, une barbe naissant, un visage où tout semble bien proportionné, mais qui paraît assez austère – probablement car on n’y distingue pour le moment aucune trace d’ouverture ou de sourire…
Bel homme, se dit Héloïse, mais un air hautain. 

« Edward, voici Héloïse avec qui nous allons aussi faire la route. Héloïse, Edward ». Et d’ajouter en néerlandais un peu à part « Il a l’air un peu coincé, mais qui sait, peut-être qu’il se réchauffera pendant le voyage. Et au moins, il sait conduire.»

Parking P3 de l’aéroport Amsterdam Schiphol, 20h environ

Ça a pris un peu de temps de récupérer les valises puis d’arriver jusqu’à la voiture mais ils y sont !

Une vieille Mercedes break bleue qui a l’air d’avoir déjà bien supporté sa propriétaire. Edward fronce légèrement le nez en la découvrant : craint-il que la vieille guimbarde ne les lâche en route ? 

Une fois installés dans la voiture, Tineke au volant lance d’un air joyeux : 

« Alors, on va passer un paquet d’heures ensemble, qui êtes-vous ? 

— Que voulez-vous savoir ? répond directement Edward d’une voix grave.

— Je ne sais pas, moi… D’où vous venez, ce que vous faites aux Pays-Bas, ce que vous faites dans la vie, ce que vous aimez… Les choses habituelles quand on rencontre des inconnus, non ? »

Tineke tourne un instant la tête vers Héloïse comme pour obtenir son soutien. Edward se raidit visiblement dans son siège avant de répondre :

« Je suis britannique, anglais, aux Pays-Bas car je travaille pour une grande entreprise dont le siège social européen est à Amsterdam.  

— Oh mais vous parlez très bien français ! » 

Le ton enthousiaste de Tineke contraste avec celui d’Edward.

« J’ai fait ma scolarité en Suisse, en grande partie en français.

— Mais alors, qui allez-vous retrouver dans le sud-ouest de la France pour Noël ? 

— Je n’aime pas Noël, je ne le fête pas, je vais skier dans les Pyrénées.

— Oh mais votre famille n’est pas triste de ne pas vous voir pour les fêtes ?

— Tineke, je comprends que votre curiosité a pour but de me mettre à l’aise… Mais pour parler de mes goûts, j’abhorre le small talk, je n’en vois pas l’intérêt et je n’ai aucune envie non plus que mes relations avec ma famille deviennent un sujet de conversation avec des inconnus. »

Héloïse remarque le mouvement d’épaules agacé de Tineke et espère qu’elle ne va pas se permettre de la prendre à témoin en néerlandais. Mais non, elle y va franchement, c’est en français qu’elle commente : « La route va être longue si on ne peut même pas discuter ! »

Edward ne prend pas la peine de répondre et détourne la tête. L’ambiance dans la voiture semble se refroidir d’un coup. Héloïse commence sérieusement à se dire que le voyage va être long… Elle est loin encore de la chaleur du poêle et de sa famille !  

Mais elle ne peut s’empêcher d’être intriguée par ce Britannique au français parfait. Pourquoi une éducation en Suisse ? Ses parents étaient-ils expatriés ? Va-t-il vraiment skier tout seul ? Sa famille, qu’il semble éviter pour les fêtes, habite-t-elle dans un cottage au milieu de la campagne anglaise ?

Héloïse laisse son imagination vagabonder, l’esprit de Noël lui monte sûrement à la tête. Elle imagine l’atmosphère so british peinte dans The Holiday, le film avec Cameron Diaz, ou peut-être le cottage de Raison et Sentiments de Jane Austen… 

Pourtant, elle respecte la volonté d’Edward de garder ses distances et admire même son courage d’avoir osé mettre ses limites si clairement. Mais elle n’a pas particulièrement envie d’en débattre avec leur conductrice. 

Envoi du 3 décembre : 

Heureusement, Tineke a une autre source de curiosité : 

« Et vous, Héloïse, vous souhaitez aussi ne rien partager et faire un long voyage nocturne en silence ?

— Non, répond Héloïse avec un petit rire nerveux, je veux bien parler un peu de moi, même si je doute que ce soit très intéressant. Je suis française, de Saint-Lizier, un petit village au pied des Pyrénées. Après ma licence en Lettres, j’ai eu envie d’une pause dans mes études et de voir du pays et j’ai trouvé un job d’au pair à Amsterdam. C’était il y a 15 ans. Je suis venue pour un an. Puis j’ai rencontré lors d’un café des langues un Brésilien installé à Amsterdam, je suis tombée amoureuse de l’homme et de la ville. Je suis restée. Pour la relation humaine, ça n’a pas fonctionné longtemps mais celle avec Amsterdam dure encore. J’aime tellement cette ville ! J’ai voulu m’y installer, j’ai trouvé un boulot en service client d’une boîte de luxe, j’y travaille encore aujourd’hui, sauf que maintenant, je manage le service. Mon boulot n’est pas ma passion mais j’aime beaucoup ma vie néerlandaise et les personnes qui en font partie. Je suis contente de rentrer plusieurs fois par an au pied de mes montagnes et particulièrement pour Noël. Et vous, Tineke, donc vous allez chez votre fils ? Et comment êtes-vous arrivée à ce niveau de français ?

— Oh, ma grande, peut-être qu’on peut déjà se tutoyer… J’ai appris le français à l’école, à l’époque, c’était la première langue étrangère qu’on parlait. Et puis, ce n’est pas très original pour une Hollandaise mais la France, c’était le pays des vacances… Ensuite, j’ai été guide touristique et je n’ai jamais eu peur de parler, j’aime les langues et le français est resté ma langue étrangère préférée. J’ai beaucoup voyagé, j’ai vécu dans plein de pays mais j’avoue que pour ma retraite, j’ai préféré revenir chez moi. Je sais, les vieux, ils ont plutôt tendance à aller finir leurs jours en Espagne ou en Dordogne mais moi, le plat pays me manquait. Je ne vis pas à Amsterdam car je voulais un petit jardin et une chambre d’amis mais je ne suis pas si loin et j’aime tout ce que ce pays et la capitale en particulier peuvent offrir… Je râle seulement pour le climat ! Mon fils aussi a eu besoin d’aller voir ailleurs.  Maintenant, il est installé à Toulouse avec sa femme et ses deux enfants. Il a ouvert une sandwicherie… 

— Mais il vend des boterhammen2 aux Toulousains ? dit Héloïse en souriant – elle a du mal à imaginer comment les Français aimeraient ces sandwiches néerlandais basiques ! 

— Ah non, Dieu l’en préserve, il a pris ses idées de gastronomie du côté de son père, mon ex-mari, qui est italien. Mon fils vend ce que les français appellent des panini – vous savez que ça veut juste dire pains au pluriel en italien ? Entre nous, c’est vraiment n’importe quoi de les appeler panini, surtout que les Français disent aussi ça au singulier alors qu’un pain, c’est panino ! » 

À l’arrière, Edward a sorti son ordinateur. Héloïse avait pensé qu’il lui laissait la place à l’avant par courtoisie, mais peut-être voulait-il simplement préserver sa tranquillité. Cela dit, on dirait qu’il leur lance des regards de temps en temps. Il ne veut pas raconter sa vie mais peut-être est-il curieux de celle des autres…

Faire la conversation à Tineke ne gêne pas Héloïse. Elle a d’abord eu peur que ça empêche la conductrice de se concentrer sur la route qui est difficile avec la tempête… Mais cette dernière lui a dit qu’au contraire, parler lui permettait de ne pas s’assoupir.

Leur conductrice a des avis tranchés sur beaucoup de sujets et surtout aucune retenue pour les exprimer de façon péremptoire, mais elle a aussi une ouverture d’esprit et une culture générale qui rendent la discussion agréable.

Héloïse sourit quand elle apprend que Tineke ne fait pas de yoga (que ce soit avant ou après le petit déjeuner) mais du iaidō, un art martial japonais avec un sabre, rien que ça ! 

Elles finissent par trouver un sujet de conversation qui les anime toutes les deux, une passion commune pour le théâtre. Même si Tineke pratique alors qu’Héloïse se contente de regarder. Cette dernière adore se plonger dans un monde, dans une histoire, le temps d’une soirée. Et même si ce n’est pas du tout dans la façon d’être de la plupart des néerlandais, elle y voit aussi l’occasion de se parer d’une jolie robe, de se maquiller, de se préparer avec soin pour une soirée spéciale. Aller au théâtre, c’est sortir de son quotidien, par la pièce mais aussi simplement par le fait d’y consacrer sa soirée. 

Quelque part sur l’autoroute belge, 22h environ

Ils avancent plus lentement que prévu à cause de la météo. La pluie et le vent réduisent considérablement la visibilité, obligeant à rouler moins vite. Edward sort finalement de son silence pour discuter de la route à prendre. Ils ont le choix entre passer par Gand ou par Bruxelles.

Tineke ne semble pas familière avec l’utilisation du GPS. Elle dit qu’elle est toujours passée par Bruxelles pour aller en France en voiture. Mais elle n’est pas butée sur la question et Edward se lance dans une étude comparative des différentes applications GPS. D’après lui, finalement, c’est souvent Google Maps qui est le plus près de la réalité. Il semble que passer par Gand et Lille soit plus rapide aujourd’hui.

Tineke s’étonne : « Mais vous avez Internet sur votre ordinateur dans ma voiture ? » et c’est Héloïse qui s’empresse de lui expliquer le principe de partage des données depuis un smartphone. 

C’est étrange cette impulsion qu’elle ressent de vouloir protéger leur covoitureur anglais des discussions avec leur aînée néerlandaise. Ce n’est pas qu’elle le trouve particulièrement sympathique, mais l’animosité qu’elle perçoit la pousse à tenter d’arrondir les angles…

Tineke ne mâche pas ses mots, elle a ce trait qu’on reproche souvent aux Néerlandais : dire ce qu’ils pensent sans se soucier de ce que peut ressentir leur interlocuteur. Avec le temps, Héloïse s’est habituée à la franchise de nombreux Bataves. Elle trouve ça même assez pratique dans le cadre du boulot, d’autant que la culture nationale est aussi à la recherche de compromis une fois que chacun et chacune a exposé son point de vue.
Chez Tineke, cependant, il semble y avoir un jeu aussi à faire de la provocation, pour le plaisir de discuter, pour titiller, faire réagir. Et Héloïse sent que cela irrite Edward, ou peut-être est-il mal à l’aise… C’est pourquoi elle a cette tendance à intervenir. Elle s’inquiète un peu de ses possibles réactions. 

Elle se dit que c’est probablement pour maintenir une ambiance agréable, étant donné qu’ils vont passer tant d’heures ensemble dans un espace restreint… Mais ça l’énerve aussi de se sentir obligée de jouer les casques bleus, comme s’il ne s’agissait pas d’adultes qui pourraient se débrouiller eux-mêmes pour communiquer comme ils l’entendent ! 

Envoi 4 décembre :

Dernièrement, peut-être est-ce la crise de la quarantaine, elle a beaucoup réfléchi aux normes sociales et aux poids que la société impose aux femmes. Et le rôle de pacificatrice qu’elle a tendance à prendre si souvent, c’est une belle qualité mais c’est aussi une charge. Un fardeau qui repose sans doute pour beaucoup sur une norme de genre implicite ! Les femmes sont souvent attendues pour arrondir les angles et maintenir la paix sociale, même si cela implique de s’effacer ou de porter un fardeau émotionnel supplémentaire…

Est-ce la fatigue, la nervosité du changement de plan ? Héloïse sent qu’une partie de sa joie et son excitation du début de journée se sont envolées pour laisser la place à un agacement qui a l’air de refaire surface à la moindre contrariété… 

Elle se sent un peu oppressée dans l’habitacle d’une voiture inconnue, dans la nuit qui est déjà tombée et où ils ne sont éclairés que par les lampadaires jaunes-orangés des autoroutes belges, alors que la tempête fait rage au dehors. 

Ne pourrait-elle pas simplement se concentrer sur cette fête qu’elle adore ? Ça va prendre un peu plus de temps que prévu mais bientôt, elle sera à La Maison pour Noël. 

Si « chez elle », c’est son appartement amstellodamois, La Maison avec les majuscules, ça reste là-bas, auprès de ses montagnes et de sa famille.  

Mais ses pensées ne peuvent s’empêcher de vagabonder. 

Elle se dit aussi que depuis qu’elle a ouvert les yeux sur le système patriarcal, le sexisme et donc le féminisme, elle est parfois un peu nostalgique de la légèreté d’avant, celle où elle n’analysait pas les rouages de leur société avec le système de privilège et de domination. Bien sûr, elle ne regrette pas de mieux comprendre le monde tel qu’il est et de tenter d’œuvrer pour elle-même et pour les autres pour qu’il soit plus beau mais parfois la colère que cela charrie est pesante. 

Heureusement, Tineke coupe court aux pensées d’Héloïse. Elle ne peut pas rester silencieuse longtemps. Depuis que la route a été choisie, Edward est retourné à son silence. Héloïse et Tineke parlent de ce qu’elles aiment à Noël. 

Aussi sarcastique et critique que soit la jeune retraitée en général, il semble que l’idée de passer Noël entourée de ses petits enfants la fait plutôt retomber dans la naïveté joyeuse de l’enfance où les lumières dans le sapin donnent des étoiles dans les yeux.  

Héloïse partage aussi cet enthousiasme un peu naïf pour Noël. 

Elle aime l’atmosphère chaleureuse. 

Elle aime retrouver tous les ans les mêmes traditions, l’odeur résineuse du sapin… Et celle des sablés dorés au four, avec beaucoup trop de beurre, qui embaument toute la maison.

Elle aime que ce soit au milieu des jours les plus sombres, un moment pour se retrouver, pour ralentir, pour regarder des films, en mangeant des papillotes, emmitouflée sous les plaids qui embaument des effluves du poêle.

Elle aime cuisiner à plusieurs mains dans une pièce surchauffée par le four, la gazinière et la présence des humains. 

Elle aime que le parfum de la cannelle, l’amertume de l’orange confite et la saveur sucrée du marron glacé lui donnent l’impression de câlins familiers, si propres à la fin du mois de décembre. 

Elle aime se disputer la salle de bain avec son frère parce qu’ils sont à la bourre pour se faire beaux avant d’enchaîner sur l’apéro. 

Elle aime, année après année, s’asseoir à table pendant des heures avec sa famille. Bien sûr, il y a parfois des tensions, des réflexions qui la font réagir, mais il y a aussi l’amour qui s’exprime si bien dans ce partage de temps, de rires, d’anecdotes et de regards. Tout cela en se remplissant le ventre et le cœur avec les plats traditionnels de sa famille à Noël : le foie gras accompagné de pain d’épices, le chapon farci et sa farandole de pommes duchesse, le plateau de fromages qui tranche avec son gouda quotidien, et la bûche aux trois chocolats, dont la recette et la décoration sont restées inchangées depuis son enfance…

Elle aime observer l’ébahissement dans les yeux des enfants qui ont tout le cœur à croire que tout est possible et qui s’extasient devant une montagne de cadeaux. 

Elle aime les lumières dans les rues et les vitrines pleines de couleurs. 

Et même, elle aime Mariah Carey en tenue rouge à moumoute et toutes les autres chansons entêtantes qui font tintinnabuler des clochettes !

Oh oui, Noël lui réchauffe le cœur. Sa famille n’est pas parfaite, mais elle est là, aimante, chaleureuse, sécurisante et c’est un vrai plaisir que de se retrouver pour célébrer ce qui les unit… C’est quelque chose qui lui paraît immuable, tous les ans, partager la bûche et attendre minuit pour se crier « joyeux Noël ! » en essayant de ne pas réveiller les enfants quand c’est l’heure de mettre sous l’arbre les présents qu’ils voudront ouvrir bien trop tôt en pyjama le lendemain matin. 

Mais Tineke ne peut s’empêcher d’aller asticoter leur covoitureur silencieux : 

« Et vous Edward, qu’est-ce que vous trouvez donc de si horrible à Noël ?

— Vous voulez vraiment mon opinion ? Je trouve que c’est kitsch et plein d’hypocrisie. C’est l’obligation d’offrir des trucs qui font plus de déçus que d’heureux. C’est une pression pour être en famille même lorsque les relations sont tendues, mais puisqu’il s’agit de Noël, il faut afficher un sourire de circonstance et rester courtois. Alors qu’une fois quelques verres de vin au compteur, il y a toujours un oncle lourd pour ouvrir le sujet tabou qui va déchirer les opinions. On parle d’amour, de paix et de générosité mais il faut aller dans les grands magasins quelques jours avant Noël, on célèbre surtout l’hyperconsommation, l’intolérance, l’égoïsme et le matérialisme. Et puis, la musique de Noël en boucle, les lumières et les décorations, comme pour nous forcer à être gais artificiellement alors qu’on devrait plutôt faire comme les animaux qui hibernent, au lieu de courir comme des fous au milieu de cette surcharge sensorielle et émotionnelle.
Je m’épargne donc une obligation sociale que j’exècre, et je suis sûr que beaucoup de gens aimeraient faire comme moi !

— Je vois que j’ai réveillé le Grinch ! rit Tineke. Vous avez l’art d’enguirlander Noël, ce qui est plutôt à propos finalement, non ? » 

Edward ne prend même pas la peine de répondre à ce trait d’humour. Héloïse ne peut s’empêcher de penser qu’il doit ressembler à cet instant à la reine Victoria quand elle a sorti son « we are not amused »3 ; il ne souhaite pas s’abaisser à un niveau qu’il trouve probablement indigne. 

Mais il peut penser ce qu’il veut, Noël est trop précieux pour elle… Et si elle traverse aujourd’hui trois pays pour se rendre auprès des siens, c’est pour la joie que ça lui apporte. Et elle a aussi le droit de s’offrir l’enthousiasme et l’excitation par anticipation !

Envoi du 5 décembre :

Aire de Wancourt (peu après Lille), 23h30 

Après avoir dépassé Lille et parcouru trois heures sous la pluie et le vent, il est temps de s’arrêter, faire une pause et changer de conducteur. 

L’aire de repos est presque déserte, baignée dans la lumière blafarde des lampadaires. Quelques camions sont garés plus loin, leurs conducteurs probablement endormis dans leurs cabines. L’air est froid et humide, et la pluie donne un halo irréel aux rares sources lumineuses. 

C’est dans ce décor un peu lugubre qu’un homme, qui attendait sous le auvent de la station-service, vient les aborder. 

Il est grand, plutôt mince. Il a des boucles blondes lui tombent sur les yeux et dans le cou, des yeux bleus clairs qui ressortent dans le faible éclairage de nuit et un sourire à faire fondre la banquise. Il fait un peu surfeur californien, en moins musclé et bronzé quand même, sa peau est très pâle… Peut-être plutôt un ange des peintres italiens qui a grandi et s’est élancé. Il porte des bottes en caoutchouc roses sur un jean amé aux genoux, et un grand sac de randonnée parsemé d’écussons colorés. Il doit avoir entre vingt et trente ans.

Il a l’air de planer au-dessus du monde. Il dégage une forme de paix, de sérénité. Comme si ce n’était pas étrange d’être là, sur une aire d’autoroute, juste avant Noël dans la nuit froide et humide de fin décembre et d’approcher les gens avec un grand sourire en étendard. 

L’homme les salue d’un geste de la main, son sourire s’élargissant encore. 

« Bonsoir ! Désolé de vous déranger, mais je me demandais si par hasard, vous ne seriez pas en route vers Paris ou le sud-ouest de la France ?

—Oui, effectivement ! Répond Tineke sans appréhension. On va jusqu’à Toulouse. Vous voulez faire un bout de chemin avec nous ? »

Héloïse lance un regard inquiet à Edward, surprise par la proposition sans hésitation de Tineke. Edward, quant à lui, fronce les sourcils.

L’étrangeté de la situation n’échappe pas à Héloïse. Ajouter à leur épopée un passager trouvé en pleine nuit sur une aire d’autoroute glauque… Cela fait ressembler leur histoire encore davantage au début d’un téléfilm américain de Noël… ou à celui d’un film d’horreur !

Alban, puisque c’est ainsi qu’il s’appelle, vient de Calais et souhaite aller à Villeréal, dans le Lot-et-Garonne. Il est parti en début d’après-midi de chez lui en stop mais il est depuis plusieurs heures coincé sur cette aire d’autoroute où la nuit semble faire peur à tous les automobilistes de passage qui ne l’ont même pas laissé expliquer son histoire. Il est donc un peu surpris de la rapidité avec laquelle Tineke accepte de l’embarquer.
Mais Tineke a voyagé dans toute l’Europe en stop dans sa jeunesse et y voit une parfaite occasion de rendre ce qu’on a pu lui donner. 

En tout cas, c’est ce qu’elle dit ! Il est possible aussi qu’elle ait vu l’opportunité d’une nouvelle personne pour discuter… Ce jeune homme semble bien plus avenant et chaleureux que l’Anglais anti-Noël. Et clairement, il a la beauté pour lui, c’est très difficile de ne pas se perdre dans les traits parfaits de son visage et si on en réchappe, on finit happé par l’immensité du bleu de ses yeux. Héloïse essaie de se rappeler ce qu’elle a lu sur le beauty privilege ; on a tendance à accorder davantage de crédit et d’affection aux gens beaux…

C’est donc reparti avec un passager de plus. 

Héloïse a pris le volant, Tineke s’est installée à l’arrière avec Alban sans demander son avis à Edward. Ce qui valide l’argument de l’intérêt d’une nouvelle conversation… ou celui du plaisir de regarder !

Héloïse essaie de rester concentrée sur la route mais la conversation d’Alban l’intéresse aussi beaucoup.  

Il a, quand il parle, cet air de planer un peu, comme s’il n’était pas tout à fait concerné par ce qui se passe autour, comme si la vie était sans danger pour lui. L’angelot de la chapelle Sixtine a beau avoir grandi et quitté le plafond, il est encore à voler tout là-haut… Mais il parle aussi avec beaucoup de douceur. 

Il semble dire honnêtement ce qu’il pense et qui il est ; ce qui plaît à Tineke bien sûr, qui doit avoir vraiment besoin de compagnons de jeu pour ses joutes verbales.
Il y a cette remarque faite avec détachement quand il entend les circonstances de leur voyage : « Prendre l’avion entre Amsterdam et Toulouse alors que ça doit être faisable plutôt aisément en train… ». Cela pique Héloïse qui depuis quelque temps ne se sent pas tout à fait à l’aise avec sa conscience écologique quand elle prend l’avion. Le commentaire est fait sans animosité mais simplement comme l’annonce d’une vérité ! Edward ne dit rien – se sent-il concerné lui qui en plus va juste faire du ski ? Le ski, ce n’est pas non plus une activité très écolo. 

Héloïse, elle, commence à vouloir s’expliquer. Mais Tineke l’interrompt d’un ton badin : « Ben, justement, on n’est pas en train de voler là… Et si on avait pris le train, vous auriez peut-être dormi sur cette aire d’autoroute. On peut se tutoyer peut-être ? Et donc c’est pour le réveillon que tu vas à Villeréal ? Tu viens de là-bas ? Et tu n’as pas peur de te retrouver en rade en tentant le stop ? Il y a quand même un risque certain de ne pas arriver à temps pour Noël, non ? »
La mitraillette verbale de Tineke a trouvé une nouvelle cible. Héloïse sourit en remarquant qu’elle propose à tout le monde le tutoiement sauf à Edward. Est-elle impressionnée d’une certaine manière par sa froideur ? Ou veut-elle au contraire lui battre froid ainsi ? 

Alban raconte de manière posée son histoire. Une histoire assez incroyable pourtant ! Il veut donc aller à Villeréal, petite ville du Lot-et-Garonne, car il a trouvé un sac dans sa cour il y a quelques semaines. Un petit sac à dos, beige sali, qui a l’air d’avoir vécu, le genre de sac utilisé pour transporter l’essentiel au quotidien. Dans ce sac, il n’y avait cependant pas de papiers, de porte-monnaie ou de téléphone. Il y avait un paquet de mouchoirs, des petits bonbons, un stylo, des crayons de couleur et un carnet. 

C’est ce carnet qui a le plus intrigué Alban et qui intrigue en ce moment Tineke et Héloïse. Probablement aussi Edward qui parle peu mais qui semble écouter. 

C’est un carnet à dessins, sans doute un carnet de voyage, car dedans on trouve des dessins qui ont l’air de suivre un tour d’Europe. Une danseuse espagnole, une plage de sable. Puis des pigeons sur une place avec des palmiers et des orangers. Un air méditerranéen ? L’Italie peut-être. La glace croquée à la page suivante semble le suggérer. Tineke reconnaît ensuite des capitales d’Europe de l’Est, Prague et son horloge, les termes de Budapest, le dragon de Ljubljana. Il y a aussi des portraits de gens, difficiles à situer. Des détails, des mains, des maisons avec différentes architectures, des fleurs, des plats, un compartiment de train de nuit. Pas de texte mais des ambiances qui font instantanément voyager. Edward demande à voir. Le carnet passe à l’avant. Héloïse aimerait aussi beaucoup regarder. C’est difficile de rester concentrée sur la route toujours mouillée quand il semble y avoir un monde coloré à portée de regard. 

Edward tourne doucement les pages, il reconnaît lui aussi des endroits surtout vers la fin du carnet où l’artiste devait être au Royaume-Uni, son pays à lui. Mais c’est dans une des toutes dernières pages qu’il laisse échapper un « What?!? » de stupeur. 

Envoi 6 décembre :

C’est la première fois depuis le départ qu’il semble sortir de sa réserve et exprime une émotion différente de l’agacement ou du dédain (enfin, de ce que perçoit Héloïse). 

Tineke se penche en avant, les yeux brillants de curiosité, et se lance dans la brèche : « Il y a quelque chose de choquant ? Faites voir !

— Non, rien de choquant en soi. C’est juste très étrange de voir dans un carnet inconnu un endroit que je connais très bien. Ce dessin, c’est Beaulieu Palace House, elle appartient à ma famille depuis toujours. C’est là où habite mon oncle. C’est très bien dessiné. » 

Héloïse a envie d’arrêter la voiture pour pouvoir vraiment regarder ça en détails à son tour. Mais puisqu’ils roulent toujours sur l’autoroute, elle se contente de jeter un rapide coup d’œil… juste avant que Tineke ne chippe la pièce à conviction de la première information un peu personnelle que l’Anglais a bien voulu dévoiler ! (Elle n’a pas hésité à se détacher et à se lever pour s’en emparer).  

Héloïse a tout de même eu le temps d’apercevoir quelques détails…

Bon, donc sa famille, elle ne fête pas Noël dans un joli cottage, le toit en chaume et les pièces un peu trop petites… Non, un manoir, façon noblesse victorienne. Ou peut-on dire que c’est un château ? Il y a des tours imposantes et des fenêtres à meneaux4 ; probablement de grandes cheminées dans des pièces hautes de plafond… Le genre de demeure un peu austère dont regorge la campagne anglaise. Elle aurait tout à fait sa place dans une adaptation de n’importe quel roman de Jane Austen. Un joyau d’architecture entouré de verdure avec des lierres grimpant sur la pierre grise qui doit se colorer de doré quand le soleil britannique daigne se montrer. La famille d’Edward est probablement noble. Ça explique l’éducation en Suisse…

Cette fois, Héloïse compte bien sur Tineke pour poser des questions personnelles et heureusement ça ne manque pas : « C’est là où vous refusez de passer Noël ? Ils n’arrivent pas assez bien à chauffer le château pour que ce soit agréable ? Ou l’environnement de luxe ne compense pas les invités trop guindés pour vous ? » 

Bon, c’est peut-être un peu trop optimiste de penser que le franc-parler de la Néerlandaise puisse permettre d’obtenir plus d’informations… Elle semble plutôt douée pour fermer le mystérieux anglais comme une huître. 

« Je pensais que j’avais été assez clair sur le fait que je n’ai pas envie de me justifier sur ma vie privée et mes choix auprès de vous. »

Ambiance. 

Tineke ne s’en formalise pas et explique simplement à Alban qu’ils covoiturent avec le Grinch qui n’aime pas Noël… 

« Et donc, toi, Noël, tu en penses quoi ? Et tu ne nous as toujours pas expliqué le lien entre ce sac et ce carnet et ton voyage en stop la nuit du 23 décembre ! »

Héloïse regarde en coin dans le rétroviseur central…. Alban sourit – pouf, un autre bout de banquise qui se détache sous la chaleur de ce sourire, pauvres ours polaires… 

Il n’a pas l’air de se sentir menacé par les questions de Tineke, lui. 

Il continue de raconter. Il n’a pas de famille. Enfin, si officiellement, il a une mère. Mais une mère qui n’a jamais pu s’occuper de lui. Il est ce qu’on appelle un enfant de l’aide à l’enfance. Il a grandi entre familles d’accueil et foyers. Il n’était pas adoptable car il avait officiellement une mère. Mais une mère trop défaillante. Ce que la misère et l’addiction abîment… Il ne donne pas de détails, il a l’air détaché. Est-ce de la pudeur de parler de celle qui l’a mis au monde ? Ou juste une carapace pour se protéger ? Héloïse se demande s’il en veut à sa mère, si on peut accepter l’abandon. Comment grandit-on sans un adulte aimant présent ?…
Cette mère, il a voulu croire, comme l’État qui s’occupait de lui, qu’elle pourrait un jour être sa maman. Et cette histoire de Noël, ça faisait souvent mal car tu crois que ça peut être le miracle que Papa Noël t’apporte… 

Mais hors de cet espoir insensé qui teintait de déception la réalité de la vie, Noël, parfois c’était joyeux, parfois c’était triste. Il a reçu des cadeaux, il a eu des partages en famille même si ce n’était pas la sienne. Il y a ce que le département organisait, des fêtes où l’on mangeait plein de sucreries et où le vieil homme en rouge était là.
À l’adolescence, il a boycotté Noël, il était dans un foyer où quelques uns de ses copains étaient musulmans et donc il trouvait une identité de groupe : « je ne suis pas chrétien, ça ne veut rien dire pour moi ».
Aujourd’hui, même si la période le ramène un peu au petit garçon et à son espoir fou que le Père Noël lui offre une vraie maman – c’est fou de se dire que même dans ses rêves il était modeste, il ne demandait pas une famille Ricoré, juste une vraie maman, un truc possible sur le papier puisqu’il y avait bien sa mère qui pouvait revenir le chercher… Aujourd’hui donc, il vit plutôt bien Noël. Il en fait ce qu’il veut, il a la chance d’avoir des amis, de faire partie d’une communauté, et il a pu fêter Noël de plein de façons différentes. Parfois avec des gens qui ont eu encore moins de chance que lui mais avec qui on peut partager de la convivialité, des rires, des histoires. 

Il rejoint un peu Edward à blâmer le côté consumériste, ce que la société capitaliste a pu faire de cette fête. Elle pousse parfois trop du côté de la consommation plutôt qu’aux relations humaines. Mais il la trouve belle, cette idée de mettre de la lumière au cœur de l’hiver, d’allumer des feux, de partager de l’amour dans les jours où il fait le plus noir, le plus froid. Il aime l’idée que depuis des siècles, avant même le christianisme, les êtres humains de notre hémisphère aient eu besoin de se retrouver et de mettre de la chaleur à cette période de l’année. 

Ses mots touchent Héloïse. Ça lui fait penser au film Joyeux Noël5, qui n’est pas une comédie romantique idiote comme les autres navets qu’elle regarde souvent à cette période. C’est un film inspiré de faits réels se déroulant pendant la Première Guerre mondiale, des soldats ennemis décident de faire une trêve spontanée pour célébrer Noël ensemble dans les tranchées, ils jouent au foot, ils font de la musique, ils décorent un sapin. Héloïse se rappelle cette histoire poignante qui souligne que l’humanité peut surgir même au milieu de l’horreur de la guerre. C’est ça, la vraie magie de Noël…

Elle n’ose pas en parler aux autres. Peut-être que si elle était seule avec Alban…  Entre les piques plus ou moins humoristiques de Tineke et la froideur d’Edward, elle se sent vulnérable de partager ce qui la touche… Alors, elle ne dit rien.

Elle se dit aussi que pour quelqu’un avec une telle enfance, Alban semble étonnamment posé et cultivé… Sa façon de parler avec des mots précis et ses remarques qui dénotent la réflexion l’impressionnent.
Et puis, elle se blâme de cette pensée : ça ressemble bien à préjugé… On peut faire du stop, avoir grandi sans famille et par ailleurs ressembler à une gravure de mode irréelle, porter des bottes roses et avoir de la conversation et un vocabulaire riche. Tant mieux ! 

Envoi du 7 décembre :

Se reconcentrer sur ce qui se raconte. (Et la route aussi, ce serait fâcheux d’avoir un accident à cause d’un sourire…)

Alban a donc trouvé ce sac avec le carnet, il y a quelques semaines, dans la petite cour de la maison où il loue une chambre. Une vieille maison du centre-ville de Calais. Il pense que le sac a été envoyé par-dessus le mur pour s’en débarrasser comme on le mettrait à la poubelle en passant. Pour lui, ce sac a probablement été volé et la personne l’a jeté une fois récupéré ce qui pouvait l’intéresser. 

Quand il a trouvé le sac, il a été lui aussi impressionné par la beauté de ce carnet. Et puis, il l’a un peu oublié. Il voulait l’amener aux objets trouvés mais il a traîné dans un coin de sa chambre sans qu’il y fasse attention… Et donc ce matin, en rangeant un peu, il est retombé dessus. Et il a vu quelque chose qu’il n’avait pas remarqué la première fois : dans le rabat du carnet, il y avait une lettre, quelques lignes sur un papier plié en deux…

Alban prend son temps avec son histoire, et même Tineke ne l’interrompt pas. 

Il leur lit la lettre : 

« Ma chère Patate, 

Alors, c’est vrai, tu vas le faire ! Tu vas partir sur les routes ou plutôt sur les rails et voir de tes yeux tous ces pays qui te font rêver.
Je suis fière de toi, fière d’être ta grande sœur. Fière de qui tu es, du chemin que tu as parcouru pour être simplement toi…

C’est pas mon truc, l’aventure, je n’oserais jamais partir comme ça moi (je t’entends te moquer de ta sœur poltronne, attention !). Mais je suis heureuse que toi, tu le fasses, que je puisse vivre ça à travers toi, les histoires que tu vas nous raconter, les dessins que tu vas faire. 

Je glisse cette lettre dans ton sac parce que, tu le sais, chez nous, les mots ne sont pas faciles à dire, mais je voulais que tu saches à quel point je t’aime et je t’admire. 

Prends bien soin de toi !

Nanthilde

P.S. : Par contre, tu as intérêt à bien être de retour pour Noël à Villeréal ! »

Héloïse est touchée par cette lettre. Elle jette un coup d’œil rapide dans le rétroviseur, Alban a toujours son air paisible et calme. Edward, quant à lui, semble réfléchir. 

Et c’est bien sûr Tineke qui réagit en premier : 

« Wacht6, tu vas en stop à Villeréal pour retrouver cette fille ? Parce qu’elle est censée y être pour Noël ???

— Je n’avais pas encore de plan précis pour Noël et je suis quelqu’un d’assez spontané qui aime suivre ses impulsions. N’ayant pas de certitude sur quoi faire à Noël, j’ai vu un signe dans la réapparition de ce sac et la découverte de cette lettre. La personne a probablement très envie de retrouver son carnet à dessins, et ce serait un beau cadeau de Noël si j’arrive à le lui rendre maintenant.

— Concrètement, tu as un plan ? demande Héloïse qui trouve ça follement romanesque et profondément touchant. Tu sais comment retrouver cette fille ? » 

Alban explique que, pas vraiment. Il a simplement regardé où se trouvait Villeréal et a décidé de tenter d’y arriver en stop… En se disant qu’une fois là-bas, il pourrait simplement voir comment ça se profile…

— Ah ben, le coupe Tineke, tu peux le dire, tu es tombé un peu amoureux de la dessinatrice et tu tentes ta chance en espérant un miracle de Noël… C’est mignon comme histoire. Même si les probabilités jouent probablement contre toi… La retrouver comme ça, le soir de Noël… C’est grand, Villeréal ?  » 

Héloïse se demande, en psychologue de comptoir, à quel point il ne transfère pas sur cette histoire son besoin d’un miracle de Noël. Il était peu probable que sa mère vienne le récupérer pour s’occuper de lui un 25 décembre, il est peu probable de retrouver quelqu’un simplement en partant en stop à un endroit mentionné dans une lettre comme ça… 

C’est le moment où Edward décide de sortir de son silence pour dire : « Rien ne nous dit que la personne qui a fait les dessins est une femme. J’imagine qu’on peut très bien appeler son petit frère  ‘Patate’, non ?

— Ah oui ! Si ça se trouve, tu fantasmes sur un homme, mon cher Alban ! complète alors Tineke. 

— Tineke, réplique Alban avec douceur, on n’est pas obligé 1- de partir du principe que tout le monde est hétéro (au passage, je ne le suis pas, je suis pan), 2- on peut aussi, pendant qu’on y est, sortir d’une pensée que quand on s’intéresse à quelqu’un, c’est forcément pour le ou la mettre dans son lit. »
Il énonce encore des faits qui pour lui ne semblent pouvoir amener ni commentaire, ni questions. Héloïse trouve ça beau à voir, cette confiance à dire simplement les choses. Presque aussi beau que son sourire. Et puis, elle partage cette envie de sortir des schémas qui limitent les relations…»
Alban ne laisse pas le temps à quelqu’un de répondre.
« Il est possible que j’aie des attentes plus ou moins conscientes sur la personne qui a fait de si beaux dessins et un voyage solitaire…  Mais je ne pense pas que mon voyage ait des motivations romantiques, en tout cas, pas au sens moderne du terme. C’est la quête qui me séduit, l’idée de partir…
— Tu es un rêveur idéaliste, en somme ? s’empresse de demander Tineke.
— Si tu veux… J’ai eu envie de rendre ses affaires à quelqu’un, mais aussi de prendre tout ce que le chemin pourra m’apporter. Si je n’arrive pas à rendre le sac, je serai un peu déçu mais je suis sûr que ce que j’aurai vécu en cherchant à le faire vaut le voyage. Et oui, même si ça avait voulu dire passer une nuit seul sur une aire d’autoroute, pas si loin de chez moi. C’est quand on part, quand on sort de son quotidien qu’on voit le monde sous un autre angle, qu’on rencontre des gens différents, qu’on s’enrichit d’expériences… Regardez, c’est grâce à ça que j’ai pu faire votre connaissance à tous les trois. C’est inédit qu’on soit aujourd’hui en train de discuter dans une voiture au milieu de la nuit alors qu’on vient de milieux si différents. »

Ça laisse Héloïse songeuse. Ça la ramène à ce qui l’avait motivée pour voyager plus jeune, mais aussi à partir comme au pair à Amsterdam : faire connaissance avec toutes sortes de gens, s’ouvrir des horizons, s’enrichir de discussions et de rencontres… Elle a un peu perdu ça depuis quelques années. Elle s’est installée, elle a créé des cercles de relations plutôt fixes. Et même si elle est heureuse dans sa vie, elle comprend ce qui peut pousser quelqu’un à partir six mois faire le tour de l’Europe en train comme  la ‘chère Patate’ du carnet, mais aussi ce qui peut pousser un homme à partir en stop après un mirage – même si elle n’aurait jamais osé aller aussi loin dans l’aventure. 

Tineke interrompt ses pensées : « Je suis peut-être une vieille conne, mais ça veut dire quoi pan ? Je connais bisexuel, mais c’est peut-être plus le terme à la mode. »

Héloïse aperçoit du coin de l’œil qu’Edward lève les yeux au ciel. 

Alban, lui, a l’air d’avoir de la patience et répond avec un ton semblable à la lecture factuelle d’une plaquette d’informatique LGBTQIA+ : « Une personne bisexuelle se sent attirée par les personnes d’un genre différent d’ellui et aussi par les personnes du même genre qu’ellui-même. Il peut avoir une préférence mais ce n’est pas obligé. Une personne pan est attirée par quelqu’un indépendamment de son genre. Après, on peut discuter longtemps de définitions mais il s’agit avant tout d’être à l’aise avec le terme qu’on choisit pour soi… Le genre des personnes n’est pas une information importante pour moi dans l’envie d’une relation. Je sais que dans l’organisation sociétale, ça pèse, donc je ne vais pas dire « je ne vois pas les genres » comme certains disent « je ne vois pas les couleurs ». On vit tout de même dans des systèmes oppressifs et de domination. Mais dans mes relations amicales, amoureuses ou sexuelles, le genre, c’est vraiment quelque chose qui a peu de poids… Après, j’ai la chance d’avoir trouvé ma communauté où je me sens généralement protégé. Tout n’a pas toujours été simple comme ça dans mes relations et mon identité. »

Envoi du 8 décembre : 

Heureusement, Tineke trouve ça génial. Cette femme partage un peu trop vite ce qui lui passe par la tête sans se demander comment ça sera reçu – ou alors elle aime provoquer ; probablement un peu des deux – mais pour lui rendre justice, il faut dire qu’elle a aussi l’air ouverte et tolérante. 

Edward, lui, est plutôt focalisé sur cette quête de la Patate puisqu’il enchaîne : « Mais donc, vous n’avez fait aucune recherche à partir du prénom Nanthilde ? »

Héloïse n’arrive pas à définir si son ton est hautain ou juste posé. Est-ce le côté noblesse anglaise qui lui donne ce ton réservé, ou bien les juge-t-il avec hauteur ? Qu’il ne puisse pas supporter Tineke, elle le comprend. La Néerlandaise a l’air de l’avoir un peu pris en grippe ou en tout cas, elle prend du plaisir à l’asticoter… Mais que pense-t-il d’Alban et de son voyage, son idéalisme ?

Alban n’a fait aucune recherche à part de regarder un peu où se situe  Villeréal et quel type de commune c’est. Il ne se serait peut-être pas lancé dans une telle quête si la ville citée avait été Bordeaux ou Toulouse. 

Edward rouvre son ordinateur portable et se met à pianoter. Quelques minutes plus tard, le voici lancé dans un monologue d’une voix purement informative : 

« Nanthilde est un prénom extrêmement rare. Trois sont nées en France en 1994 et cinq en 96, et aucune autre répertoriée depuis 1900… Mais attention, ça ne veut pas dire qu’il y en a pas eu d’autres, s’il n’y a qu’une ou deux naissances par an, l’INSEE ne communique pas les chiffres et cela apparaît comme zéro, par souci d’anonymat. 

C’est un vieux prénom médiéval. C’était l’épouse du roi Dagobert 1er, et il y a plusieurs orthographes. Mais ici, on peut penser que la personne qui écrit sa lettre est sûre de l’orthographe de son prénom… » 

Est-ce qu’Edward fait de l’humour pince-sans-rire ? se demande Héloïse.

Ils ne lui facilitent pas la tâche, là, tous, avec leurs histoires et leurs mystères : c’est quand même important de rester concentrée sur la route ! Surtout que la nuit est complète et que même s’ils semblent avoir passé le gros de la tempête, il continue à bruiner. 

Tineke, dans son franc-parler habituel, répond à Edward du tac au tac : « Ok, merci de faire notre culture, mais en quoi cela aiderait-il Alban ? On peut surnommer la Patate roi Dagobert, c’est plutôt flatteur – quoique si je me souviens bien, il y a une chanson pour enfants qui s’en moque, non ?  – Mais on n’est pas plus avancé pour retrouver l’inconnu avec ou sans « e » du carnet !

— Vu la rareté, reprend Edward en ignorant la remarque de Tineke, il pourrait être intéressant de taper Nanthilde Villeréal sur Google et de voir si on ne pourrait pas simplement la retrouver comme ça… (Puis, après quelques dizaines de secondes 🙂 Bon, non, rien, il n’y a aucune page référencée qui contienne les deux. 

— Ah dommage, ne peut s’empêcher de dire Héloïse. 

— Il n’y a qu’un millier d’habitants à Villeréal, continue Edward. Les informations de localités qui ressortent à propos de quelqu’un sur les moteurs de recherche sont souvent associées à de plus grandes villes : celle du club de sport pratiqué dans la ville à côté, celle du lycée où la personne a obtenu son bac… Voyons ce qu’on a comme plus grandes villes autour de Villeréal.

— Vous avez une passion Google maps, Edward ?  » remarque Tineke. 

Ce dernier continue d’ignorer les pics.

Héloïse a aussi des questions pour Edward, mais doit vraiment se concentrer sur la route. Et peut-être craint-elle qu’il ne la traite avec le même dédain que celui qu’il montre envers Tineke.

Il continue de marmonner des noms plus pour lui-même que les autres et pianote sur son ordinateur… « Castillonès… Bergerac… Montauban… Villeneuve-sur-Lot… Brive-la-Gaillarde… Agen…». 

Héloïse est surprise qu’Alban ne semble pas plus excité. Elle lui demande s’il a peur de se retrouver le bec dans l’eau… Mais il lui répond qu’il voit toujours chaque aventure comme un cadeau. Traverser la France avec trois inconnus qui s’intéressent à cette histoire, le jeu en vaut déjà la chandelle. Et hop, un nouveau sourire dangereux pour les ours polaires… 

C’est presque agaçant d’être face à quelqu’un d’aussi charmant et posé.

« Ça y est, j’ai quelque chose ! » s’exclame alors Edward. Sursaut dans la voiture… « Nanthilde Fagette, a étudié à l’université de Bordeaux Montesquieu, selon son profil Facebook, et il dit aussi ‘habite à Paris’ » Héloïse ne peut s’empêcher de jeter un coup d’œil sur le siège-passager mais elle ne voit que la lumière de l’écran d’ordinateur et le reflet bleuté d’Edward dont les traits restent fermés. 

Envoi du 9 décembre :

« Donc pas Villeréal, dit Tineke. 

—   Non, continue Edward sans varier de ton, mais elle pourrait bien habiter Paris et par ailleurs venir de Villeréal et y passer les fêtes en famille. Il n’y a pas d’autres informations sur son profil Facebook public.

— Ça peut être elle ou pas… ajoute Héloïse. Nanthilde est donc un prénom extrêmement rare et si j’ai bien compris Bordeaux est l’université la plus proche de Villeréal. Mais bon, on peut aussi aller à l’université à l’autre bout de la France et ça peut être une autre Nanthilde. Vous pensez qu’on devrait essayer de la contacter ?

— Pour ma part, répond Alban, comme vous avez pu le voir, je ne prends pas mes décisions en fonction des probabilités … Donc je ne vois pas pourquoi on n’essayerait pas. On n’a rien à perdre. Edward, vous pouvez lui envoyer un message ? ». 

Tout le monde vouvoie donc Edward. Y aurait-il dans cette voiture une conscience de différence de classe ? 

Edward n’a pas de compte Facebook mais il est prêt à prêter son ordinateur à Alban. Sauf qu’Alban non plus n’y est pas, enfin, plus depuis des années.

Héloïse dit qu’elle a bien un compte, elle, mais qu’elle n’y va pas souvent… Comme beaucoup de monde depuis quelques années… Alors bon, faut pas s’attendre à ce que la Nanthilde en question voit leur message rapidement, sûrement pas au milieu de la nuit déjà, et en plus un 24 décembre… Et même si elle va régulièrement sur Facebook, ce sera un message de quelqu’un qui n’est pas dans son réseau donc ce n’est pas sûr qu’elle ait une notification… Et puis, que va-t-on lui écrire ? « Bonjour, êtes-vous la sœur de ‘Patate’ ? »
Tineke propose d’écrire simplement qu’on pense avoir retrouvé le sac de sa sœur. « Ou son frère » complète Edward et il enchaîne : 

« Google me dit que Fagette est un nom qui vient du Languedoc…Villeréal ce n’est pas en Languedoc. Attendez, ces 50 dernières années, il a été le plus donné comme nom de naissance en Dordogne. Villeréal est en Lot-et-Garonne, à côté… Et il y en a quelques uns également… 

— C’est courant comme nom ? demande Alban. Si je vais chercher une famille « Fagette » à Villeréal, ça aide qu’il n’y en ait pas dix dans le coin… 

— Deux naissances, ces 50 dernières années dans le département. On peut se plaire à imaginer que c’est la Patate et Nanthilde ; mais ça fait beaucoup de spéculations… Et puis, je n’ai pas regardé où étaient les maternités proches de Villeréal, le village n’est pas loin de la frontière Dordogne / Lot-et-Garonne »

Tineke ne peut s’empêcher de dire qu’elle est surprise qu’Edward s’intéresse beaucoup à cette histoire…
« J’ai dit que je n’aimais pas les small talks et les questions sur ma vie privée, pas que je ne veux pas avoir d’interactions sociales. Et pour parler de mes goûts, j’aime bien les mystères et les jeux de piste. »
Son ton commence à être plus défensif et agacé. 

Héloïse, probablement autant pour faire avancer l’histoire que pour changer de sujet :
« Alors, on tente d’envoyer un message à Nanthilde Fagette dès qu’on fait une pause, via mon profil ? Faut qu’on trouve quoi écrire. Alban, qu’est-ce que tu en penses ? C’est ta quête avant tout… 

— On ne perd rien à essayer. » 

Après quelques discussions, la bouteille à la mer envoyée à Nanthilde Fangette sera donc :
« Bonjour, ce message va sans doute vous sembler étrange, mais nous recherchons une Nanthilde qui va fêter Noël dans la ville de Villeréal. Nous avons trouvé un sac contenant des affaires personnelles, notamment un carnet à dessins, dans une cour à Calais ; le seul indice pouvant nous rapprocher de son ou sa propriétaire est la lettre d’une Nanthilde qui dit « j’espère que tu seras bien à Villeréal pour Noël ». Comme vous portez ce prénom et qu’il semble que vous ayez fait vos études à Bordeaux, la grande ville la plus proche de Villeréal, on s’est dit que peut-être vous étiez la Nanthilde de la lettre. Est-ce que cette histoire vous dit quelque chose ? »

Edward note ça sur un morceau de papier d’une belle écriture régulière. Héloïse n’aura plus qu’à le taper au prochain arrêt. 

Après ça, la conversation se tarit. Il est tard, il fait nuit et Tineke finit par s’endormir. Peut-être qu’Alban aussi. Edward regarde la route et lance régulièrement des regards vers Héloïse.

Elle se demande s’il a peur ne qu’elle s’assoupisse aussi. Elle reste concentrée sur sa conduite, ce qui ne l’empêche pas de laisser son esprit vagabonder librement… 

Elle ne peut s’empêcher de s’étonner de l’humour qu’a parfois la vie. C’est assez irréel de traverser la France, en pleine nuit, avec une Néerlandaise qui n’a pas la langue dans sa poche, un Anglais froid et distant et un Français à l’histoire romanesque et au sourire aussi ravageur que le réchauffement climatique…

Aire de Orléans-Saran, 24 décembre, 3h du matin  

Ça fait plus de 3h qu’Héloïse roule dans la nuit, il est temps de faire une pause et de changer de chauffeur. 

Et puis, elle doit envoyer le message à Nanthilde Fagette…

Tineke dort profondément et l’arrêt ne la réveille pas, ils décident de la laisser dormir. On peut se demander si on préserve le sommeil de la vieille dame ou la paix de la nuit !

Alban dit qu’il va acheter quelque chose à grignoter et faire un petit tour à pied pour se dégourdir les jambes. Héloïse envoie le message à Nanthilde depuis son téléphone puis va aux toilettes. 

Quand elle revient, Edward est appuyé contre la voiture, les yeux dans le vague. Elle a d’un coup envie d’aller lui parler, il l’intrigue un peu, même si elle ne se le dit pas consciemment. Et c’est moins impressionnant hors de la proximité de l’habitacle et sans le risque que Tineke vienne mettre son grain de sel. Elle ose lancer une conversation en espérant qu’il ne trouve pas ça insipide.
« Vous êtes extrêmement doué pour les recherches ». Elle aurait aimé dire ‘tu’. C’est ridicule ce vouvoiement vu l’aventure qu’ils vivent ensemble. 

Il la remercie.
Sa voix basse et posée est apaisante dans la nuit. Comme si dans la voiture, elle n’avait pas pu se déployer complètement. La nuit lui fait justice.

Ajouter quelque chose… Est-ce qu’il pense que la quête aboutira ?
Il ne répond pas. Ils sont là tous les deux, appuyés contre la voiture, l’autoroute derrière eux, le regard tourné vers l’épaisseur de la nuit. Le ciel et les champs de ce milieu de la France se mêlent dans le noir. On entend les voitures qui passent sur l’autoroute. Il ne dit rien et son silence la met un peu mal à l’aise…
Il a dit qu’il n’aimait pas les small talks, les conversations pour ne rien dire, alors elle ose lui demander  : 

« Cette conversation vous ennuie ?

— Oh non, je suis simplement très confus et perturbé… Héloïse… mais… Je vous trouve tellement… attirante… » 

Envoi du 10 décembre :

Cette fois, c’est Héloïse qui se tait, elle ne comprend pas d’où ça vient. Elle est choquée. C’est quoi ce plan ? Pourquoi il lui dit ça ? Elle se sent attaquée. 

« Mais… mais, je… je ne suis pas… intéressée, qu’est-ce qui vous a fait croire ça ? Je pensais simplement… »

Edward se renfrogne, comme un escargot qui rentrerait dans sa coquille… Ses épaules se voûtent et sa voix devient encore plus basse : « Je vois, je ne suis pas votre style, je ne suis pas aussi charmant qu’Alban, moins intriguant… »

Héloïse était confuse mais là, c’est la colère qui monte… Mais de quel droit lui sort-il ça !

« Mais qu’est-ce que vous croyez ? Qu’on ne peut pas dire non, sans qu’il y ait quelqu’un d’autre ? Comme ces mecs dans la rue qui nous laissent tranquilles seulement si on dit qu’on est casé ! Nos envies, vous vous en fichez, c’est juste une histoire de possession et de concurrence entre mâles. Derrière vos airs de Lord anglais qui nous font attendre que vous vous comportiez en gentleman, vous ne valez pas mieux que les petits machos qui nous considèrent comme de la viande sur le marché ! »

Edward ne s’attendait probablement pas à un tel déferlement. Son visage se tend mais il ne dit rien d’abord. Héloïse aussi ne s’attendait pas à ce que tout cela sorte d’un coup. Elle s’étonne elle-même. C’est la fatigue qui a enlevé les filtres ? Et en même temps, elle se sent hyper légitime. Il est là, à la battre en froid depuis le début et puis d’un coup, lui balance son attirance… et sa jalousie aussi apparemment ! Elle n’a rien fait pour mériter ça. 

Et comme si les relations entre les hommes et les femmes n’étaient que des questions de désirs et de séduction…

« Je suis désolé, je dis n’importe quoi. Oublions cette conversation, je ne vous importunerai plus. » 

Et c’est le visage encore plus fermé qu’Edward se met derrière le volant. 

Héloïse est confuse et un peu sonnée. Ses mains tremblent. Elle ne comprend vraiment pas ce qui s’est passé. Pourquoi d’un coup, lui dire ça, sorti de nulle part ? Ils ne se connaissent même pas, il ne lui a pas dit depuis le départ plus de deux ou trois phrases. Et puis, cette attaque sur une attirance qu’elle aurait pour Alban. 

Et d’où vient sa réaction à elle ?

Pourquoi cela l’énerve autant ? Cette phrase idiote des enfants lui revient à la figure : « Y a que la vérité qui blesse ». A-t-elle réagi violemment parce qu’elle n’est pas insensible à Alban ?

Alban est beau, indéniablement. Quelque chose d’une gravure de mode… Et ce sourire, c’est fou qu’un visage puisse s’illuminer comme cela, d’un coup, pouf… Il est aussi posé, mystérieux, touchant dans son histoire… 

Mais on peut admirer sans avoir d’attirance ! Elle n’a pas eu l’impression que quelque chose de cet ordre-là pouvait se jouer en elle. Elle est curieuse, elle a envie de le connaître. Elle trouve ça beau quelqu’un qui a suffisamment confiance en lui et dans le monde pour partir à l’aventure ainsi. Elle a bien envie qu’il l’apprécie aussi mais elle a ça avec tout le monde, ce désir de plaire, là… 

Mais y a-t-il de l’attirance ou du désir ? Rien dans son corps ne lui a dit qu’elle voudrait quelque chose de charnel. Bien sûr, ça lui est aussi arrivé de n’avoir aucun désir de cet ordre puis que la relation évolue. Comment naît l’attirance ? Le désir ? Et l’amour aussi ? C’est un peu un mystère. Mais elle ne croit pas que se joue pour le moment quelque chose de ce genre-là avec Alban… Mais, tout de même, son sourire l’a perturbée… Est-elle que finalement ce ne serait pas elle qui serait en train de fondre ? 

Oh mais zut ! Que fait-elle dans la voiture d’une inconnue la veille de Noël à se demander si un homme rencontré par hasard lui plaît ? N’importe quoi… 

Ça fait des années qu’elle vit très bien le fait d’être seule sans se poser de question. 

Pas qu’elle ait fait vœu de célibat. Mais elle ne ressent pas vraiment le besoin de se trouver quelqu’un. Et elle ne croise pas souvent des hommes pour qui elle pourrait imaginer changer son quotidien, si agréable tel qu’il est…

Et elle n’est pas seule en fait ! Elle a des amis, elle a une famille, elle a des passions. Sa vie est riche d’amour et de liberté. Ce n’est pas le schéma donné par les contes de fées. Mais il y a bien longtemps que Cendrillon ne la fait plus rêver. 

Elle a encore parfois du désir, oui… Et si c’est partagé, pas de problème à l’assouvir. Mais la plupart du temps, le jeu de séduction la fatigue. Il faut se demander si l’attirance est bien réciproque, on se retrouve à interpréter un regard, à faire une dissertation sur le temps de réponse optimale à un message… Souvent, elle trouve que ça ne vaut pas le coup.  

Et elle ne veut pas écrire ses relations avec les hommes toujours en fonction d’un possible désir ou une projection romantique. Elle veut sortir de ces schémas qu’elle trouve réducteurs et fatigants ! 

Oui, elle trouve Alban intéressant. Il a de la conversation, il a des valeurs et un côté rêveur qui plane assez fascinant. Et, pour ne rien gâcher, il est vraiment beau. Des yeux bleus où semblent passer des nuages ; et oui, ce sourire qui fait fondre, c’est tellement agréable à regarder. Mais non, elle n’a pas particulièrement d’attirance ou de désir, en tout cas pas d’ordre érotique ou romantique.

Depuis des années, Héloïse goûte à la douceur d’arrêter de penser qu’elle a besoin de quelqu’un dans sa vie ou dans son lit. Enfin, si, elle a besoin de beaucoup de personnes dans sa vie… Mais elle trouve plus simple et aussi plus riche de ne pas avoir à chercher une personne qui serait SA personne. Cette personne qu’il faudrait aimer tout le temps, dans les conversations passionnées mais aussi mal réveillée au petit déjeuner. Et elle n’est pas non plus très friande des relations sexuelles juste pour le fun. Elle ne vit pas en nonne, le Womanizer, cadeau d’elle-même à elle-même pour ses 30 ans est régulièrement un compagnon de jeu. 

Héloïse trouve sa vie belle et riche avec ses amis chers et ceux plus éloignés. Elle se sent entourée, aimée, elle a des personnes avec qui rire, avec qui parler, des personnes pour l’écouter, pour la consoler, des personnes pour la prendre dans les bras et pour regarder des films en pyjama. Elle aime s’être débarrassée du filtre que donne l’élan de « chercher Quelqu’un ». Elle a plein de « quelqu’un » dans sa vie et trouve libérateur de ne plus penser les relations avec les hommes (puisqu’après réflexion, elle est bien sûre d’être hétérosexuelle) avec le prisme de se caser ou coucher. C’est sans doute pour ça que la remarque d’Edward la gonfle particulièrement. 

Elle s’attendait à des commentaires ou des questions au repas de Noël, on lui demande toujours, plus ou moins subtilement selon les personnes, si elle a trouvé chaussure à son pied – quelle expression horrible… De toute façon, elle a toujours eu un faible pour se promener pieds nus ! 

Et ne parlons pas de la pression qu’on lui met d’avoir atteint la quarantaine sans projet de maternité…

Elle voudrait qu’on lui fiche la paix. 

Alors monsieur le Lord anglais, remballez vos pulsions et vos projections sur les désirs des autres. Héloïse veut simplement profiter de la joie anticipatoire de rentrer à la maison pour Noël, point final. 

Alban lui lance quelques perches de conversation. Mais elle est un peu trop plongée dans ses pensées. Assise à l’arrière à côté de Tineke, elle est soulagée de ne pas pouvoir croiser le regard d’Edward qui conduit juste devant elle. Elle ne distingue que ses cheveux bruns, un peu de sa nuque quand une voiture les double et éclaire l’habitacle mais sinon, simplement sa silhouette. Elle se sent peut-être gênée de répondre à Alban car, dans sa tête, l’accusation d’Edward plane : Alban voit-il son intérêt pour lui et toutes les questions qu’elle a pu poser plus tôt comme une attirance de sa part ? 

Rapidement, la voiture devient silencieuse. Peut-être Alban s’est-il assoupi. Héloïse ne dort pas, elle ne dort jamais en voiture, mais elle essaie de se détendre en pensant à ce qui l’attend à Saint Léger, la tendresse pudique de ses parents, les blagues de son frère et ses trois neveux et nièces qui vont lui sauter dans les bras… Et puis cette maison qui lui fait toujours l’effet d’un câlin moelleux. Elle se réjouit de retrouver le vieux fauteuil en cuir, celui dans lequel elle se love en biais et d’où il est toujours si difficile de s’extirper… Et la vue sur les montagnes, derrière la buée des fenêtres en simple vitrage… 

Envoi 11 décembre : 

Sur l’autoroute A20, 7h05

Héloïse a un message ! Un message de Nanthilde Fagette ! 

Elle avait quasiment oublié cette histoire. Les probabilités n’étaient pas de leur côté et les déclarations d’Edward avaient chassé de sa tête les histoires de sac.

« Je suis désolée, je ne connais pas du tout Villeréal et je n’ai pas de frère ou sœur qui voyage. Mais votre quête m’intrigue un peu, j’ai rencontré une autre Nanthilde, une fois… Il y a genre 20 ans, j’étais à une colo de l’UCPA en Normandie, un truc multi-sport. Elle avait un accent du sud, je m’en rappelle ! Ça pourrait être elle. Mais nous ne sommes pas devenues copines ou quoi, j’ai eu aucun contact après la colo et je pense que je n’ai jamais su son nom donc ça ne vous aide en rien, je suppose, même si c’était celle que vous cherchez… »

Oh l’ascenseur émotionnel ! Ces coïncidences semblent se jouer des probabilités. Et pour quoi ? Les mener dans une impasse.

La chance que Nanthilde Fagette réponde était mince, celle qu’elle ait pu connaître la Nanthilde de Villeréal n’en parlons pas… Mais de toute façon, ils sont dans un cul-de-sac.
Si la sœur de la Patate a bien fait une colo de l’UCPA en Normandie au début des années 2000, ça ne donne aucun indice pour la retrouver…

Quelle histoire ! 

Héloïse demande à voir le carnet à dessins. Elle n’a fait que l’apercevoir en conduisant.

C’est un carnet épais, de taille moyenne, A5 sans doute, en cuir rouge sombre avec un arbre gravé sur la couverture et une ficelle pour le fermer. Les coins sont abîmés, on voit qu’il a vécu. Quand elle le prend dans ses mains, elle sent la texture douce et usée du cuir, et une légère odeur de vieux papier et d’encre s’en dégage. À l’intérieur, il y a une sorte de rabat à l’avant et à l’arrière, c’est en toute fin du carnet que la ‘chère Patate’ avait mis la lettre de sa sœur. Il y a beaucoup de pages, sans doute plus d’une centaine et la plupart sont utilisées. 

Héloïse parcourt les pages et revoit celles qui ont déjà fait parler ses covoitureurs. 

Elle n’est pas très forte en géographie mais reconnaît des paysages ou des monuments : les maisons étroites d’Amsterdam bien sûr, avec les habitants qui profitent du soleil sur un banc, probablement au printemps… 

Des paysages variés défilent sous ses yeux : des chalets alpins côtoient les maisons blanches aux volets bleus typiques des îles grecques. Le mur de Berlin, recouvert de graffitis, avec la fameuse porte en arrière-plan – comment s’appelle-t-elle déjà ? Quelque chose qui finit par ‘bourg’7… 

Les maisons de toutes les couleurs de Copenhague et la petite sirène entourée de glace sur la page d’à côté. 

Mais aussi des décors qu’elle ne sait pas exactement où situer. Un orchestre jouant dans un parc ombragé, un étal coloré de fruits et légumes, avec une vieille dame de dos, des rangées de cyprès menant à une villa en pierre nichée parmi les vignes, une ruelle étroite avec des façades ornées de volets colorés et de pots de fleurs suspendus. Tout ça sent le soleil mais où est-ce exactement ? 

Et plus au nord, à n’en pas douter, des fjords et des falaises, des ruines entourées de brume, un homme bien emmitouflé qui tient un gros poisson dans ses mains, sans doute un pêcheur, une plage de galet avec des dunes en fond où on devine le vent qui fait courber les rares plantations… 

Et aussi, ce qui peut être n’importe où : des gares, une enfant endormie dans les bras de son père, appuyée à la fenêtre d’un train, un croquis d’une tasse de café, l’intérieur d’une bibliothèque ou d’une librairie avec des étagères de livres au-dessus d’un parquet en bois, un coucher de soleil sur un champ et puis des gens, de dos, de face, en pied, en portrait, des visages, des mains, des profils, parfois esquissés, souvent détaillés. 

C’est magnifique ! 

Combien de temps cette personne a-t-elle voyagé ? Comment choisit-elle quoi dessiner ? Demande-t-elle aux gens le droit de les capturer ? Héloïse sent son cœur s’emballer devant tant de beauté. Chaque page lui donne envie de partir à l’aventure.

Ce qui est étrange, c’est l’absence totale de texte, pas de date, pas de lieu. Dans les carnets de voyage, habituellement, on note les informations pour ne pas oublier le déroulé, le contexte… 

Héloïse continue de tourner les pages et arrive vers la fin, au sud de l’Angleterre donc, probablement la dernière étape avant Calais là où le carnet a fini son voyage. Comment Edward avait-il dit que s’appelait sa maison familiale ?

Sur le dessin, le manoir, ou on peut dire le château, émerge majestueusement de l’épaisse verdure qui l’entoure. Les tourelles et les murs de pierre semblent s’élever vers le ciel. Des lierres grimpants enlacent les façades. Les fenêtres, encadrées par des ornements en pierre ciselée, reflètent la lumière et les nuages qui dansent filtrés par les branches des arbres probablement centenaires. 

Devant la maison, un vaste parterre de fleurs colorées contraste avec la retenue des vieilles pierres grises. Les contours des collines se dessinent à l’horizon… La scène dégage une beauté majestueuse, comme figée dans le temps.

Edward vient donc de là. Sa famille habite ces murs probablement depuis des siècles… À quel point la noblesse anglaise vit-elle aujourd’hui selon les principes de l’époque victorienne ? Héloïse se demande si ces murs anciens, et toutes les traditions qui vont avec, n’ont pas façonné Edward, lui inculquant cette réserve qui semble le caractériser. Cette retenue qu’il a depuis le début de leur voyage est peut-être simplement de la dignité d’après son éducation… 

  1.  Albert Heijn est LE supermarché néerlandais par excellence. ↩︎
  2. Boterhammen:  les sandwiches à la néerlandais, sans vouloir manquer de respect à ma culture d’adoption, ça ne fait pas rêver. C’est du pain type pain de mie, brun, avec dedans une tranche de jambon, de fromage, du beurre de cacahuètes ou du filet de poulet en tranche (et c’est bien « ou », pas « et », basique, on a dit). Et c’est ce que mangent pour leur pause déjeuner la plupart des enfants à l’école et des adultes au boulot. ↩︎
  3. Quelque chose comme « cela ne nous amuse pas » ou « cela ne nous fait pas rire » mais la version anglaise à quelque chose d’un peu plus pédantesque, surtout quand on sait que la citation est prêtée à une reine d’Angleterre. ↩︎
  4. Si vous n’avez pas fait reconstruire un vieux château (moi non plus cela dit), vous ne savez peut-être pas ce qu’est une fenêtre à meneaux. Les meneaux sont des séparations verticales et horizontales en pierre des différents parties de la fenêtre. On parle aussi de fenêtres à croisée. ↩︎
  5. Joyeux Noël de Christian Carion, sorti en 2005. ↩︎
  6. Wacht : attends / attendez en néerlandais  ↩︎
  7. C’est la Porte de Brandebourg (je ne voudrais pas que la question non répondue perturbe votre lecture).  ↩︎